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elle récita tout bas une dizaine, en actions de grâces du retour de son enfant.

Aline se leva aussi pour aider la servante à préparer la salade de céleri, accompagnement obligé de la dinde rôtie, et pour aller de nouveau remplir les bouteilles au cellier.

La conversation reprit, entre hommes, sur ceci et sur cela, sur les coupes de bois, la scierie, le cours de la planche et du « feuillet », – mince planche de hêtre destinée à des caisses d’emballages à Roquefort ou à Albi, – sur la nécessité d’acquérir un nouveau couple de meules pour le Moulin-Bas…

– Je t’ai pardonné, Cadet, dit amèrement Terral, parce que c’est jour de Noël ; mais tu ne sauras jamais toute l’ire ni tout le dommage que ton absence m’a causés… Je ne pouvais être, à la fois, à la forêt, à la scierie et aux moulins. Quand l’une travaillait, les autres chômaient ; et que d’eau a coulé par le déversoir, non sur la roue, et s’est enfuie en chantant son inutile chanson ! Et beaucoup de pratiques aussi m’ont quitté, s’en allant qui à Gifou, qui à Montarnal, qui aux Anguilles, oui, même à ce misérable trou des Anguilles…

– Ah ! ah ! parlons-en de ce moulin des Anguilles, fit l’oncle Joseph. Il était perdu, ruiné, déserté ; et il a suffi, paraît-il, de l’arrivée du jeune Garric comme farinel chez Pierril pour tout réparer, pour tout remettre en branle, et pour rappeler les clients dans cette gorge d’où on ne peut regarder le ciel qu’en risquant de tomber sur le dos…

– Tu exagères, comme toujours, mais il y a du vrai…

– Par ta faute, Terral.

– Par ma faute ?

– Oui. Quand le petit Garric a quitté le troupeau de la Gineste, il fallait le prendre ici, et le garder, à n’importe quel prix.

– Soit, concéda Terral ; je l’ai eu deux heures, et il m’a aidé à remettre en place la courante bordelaise. Il ne m’a semblé ni sot, ni fainéant ; mais…

– Quoi, mais ?…

– Mais, ajouta Terral en baissant la voix pour n’être entendu que de ses frères et de son fils, il n’a pas les yeux dans sa poche quand il est en présence d’une jolie fille… et je n’ai pas envie de prendre Jean Garric pour gendre.

– Pour gendre ? Il aimerait Aline ?

– Et Aline l’aimerait peut-être, si je n’y avais mis ordre.

– Et tu as peut-être eu tort.

À ce moment, Linou revenait de la cave, une bouteille dans la main et une autre sous le bras ; Terral l’aperçut et s’arrêta net ; mais Pataud, qui tournait le dos à la jeune fille, de s’écrier étourdiment :

– Oh bien ! il s’est vite consolé, ton farinel ; et la Pierrillate aussi se console avec lui de la maladie de son Pierril.

Et, malgré un coup de pied que Joseph lui allongea sous la table pour l’avertir, Pataud de continuer tout haut, sans voir sa nièce qui s’approchait pour poser les bouteilles sur la table :

– Je sais ce que je dis, peut-être !… Étant à l’affût du loup, j’ai vu ce joli couple ; oui, la Pierrillate, ou une qui lui ressemblait, son capuchon étant rabattu sur son nez, guettait Garric revenant de la messe de minuit, se pendait à son bras et dévalait gaiement avec lui la côte de Fonfrège aux Anguilles ; et ni l’un ni l’autre ne paraissaient avoir froid aux doigts ni aux lèvres…

Un fracas de verre brisé et un petit cri interrompirent le conteur : Linou venait de laisser choir une de ses bouteilles et paraissait près de tomber elle-même à la renverse. Son frère se précipita pour la soutenir, toute pâle et défaillante.

– Qu’as-tu, Linou ?

– Rien, murmura-t-elle faiblement ; la bouteille m’a échappé et m’est tombée sur le pied.

Et, appuyée sur son frère, elle alla s’asseoir au coin du feu, où sa mère, qui avait tout deviné, fit mine de l’aider à se déchausser et de lotionner à l’eau salée les orteils soi-disant endoloris.

Pendant ce temps l’oncle Joseph, l’air indigné, jetait à Pataud, d’une voix basse et sifflante :

– Tu ne seras donc toute ta vie qu’un f… tu maladroit ?

III

Juste à ce moment, Jean Garric rentrait chez ses parents, et, pour ne pas les réveiller, – car ils s’étaient couchés de bonne heure, n’ayant pas de dinde à manger, eux, et obligés de ménager leur bois, – il allait, au-dessus de l’étable où les pauvres gens logeaient leur douzaine de brebis, s’enfoncer tout habillé dans le foin.

Le lendemain, après avoir expliqué un retour si prompt, il prit sa canardière, descendit au ruisseau et jusqu’à l’étang du moulin, où viennent souvent, l’hiver, des sarcelles et des canards sauvages. Il se disait qu’il risquait une rencontre désagréable avec l’irascible meunier, mais qu’en revanche il pourrait peut-être apercevoir Aline, de loin, et, si indigne qu’il se sentît d’elle désormais, rassasier encore ses yeux de l’image adorée de celle qu’il avait perdue.

L’étang était gelé de part en part et blanc de neige, comme les prés qui l’encadrent. Toutefois, près d’une retombée d’aulnes et de saules, à l’endroit où, par une petite chute et avec un bruit d’eau courante, le ruisseau pénétrait sous la glace, il tressaillit à l’envol brusque d’un colvert qui, l’aile sifflante, s’élança dans l’espace. Tant bien que mal, Jean épaula, fit feu, et le bel oiseau tomba pantelant sur la berge givrée, où il se débattit et mit une tache rouge. Jean, ayant ramassé la bête, rechargeait son fusil, lorsqu’une silhouette surgit sur la chaussée de l’étang. Ce n’était pas Terral, comme l’avait craint notre braconnier, c’était son frère, l’oncle Joseph, dont Jeantou ignorait et le voyage à Montpellier, et le retour en compagnie de son neveu. Garric, après une courte hésitation, le reconnut ; et son premier mouvement fut de courir vers lui, vers cet aîné des Terral, qui lui avait souvent fait des compliments sur ses inventions dans les landes de la Gineste, et à qui, en échange, il avait indiqué des gîtes de lièvres et des remises de perdreaux.

Joseph, de son côté, s’avança, le long du bief, et tendit cordialement la main au farinel des Anguilles :

– Mes compliments, Jeantou… Te voilà braconnier, à présent ?

– Oh ! protesta Garric, braconnier… par occasion, et pour le compte de Monsieur le curé de La Garde, qui veut faire manger un peu de gibier à ses confrères, le jour de l’Adoration perpétuelle.

– Ah ! ce bon curé Reynès, fit Joseph, riant, je le reconnais bien là : un peu gourmand toujours !… Péché véniel, en somme ; sans cela, il serait parfait, et ce serait humiliant pour les autres… Il va bien, alors, ce cher homme ?

– Très bien ; il a voulu à toute force m’avoir à sa table, hier ; et il est tout naturel que je chasse un peu pour lui, ce matin.

– Veux-tu que je t’aide à compléter le rôti de ses invités ?… Ça me distraira un peu… Il y a des mois que je n’ai tiré un coup de fusil. Cela te va, Jeantou ?

Oh ! oui, cela lui allait ! Il aimait tant cet oncle Joseph, – car, pour tout le monde dans le pays, c’était « l’oncle Joseph », ou même, plus familièrement encore, « l’onclou » ou « l’onclette ». Et quelque chose disait à Garric que le parrain de Linou serait, à l’occasion, son avocat auprès de sa filleule.

Joseph alla chercher son fusil et son carnier ; et, une demi-heure plus tard, Jean et lui chassèrent côte à côte dans les landes du Cros et de Ginestous, où, de loin en loin, quelque bécassine affolée s’envolait en poussant un cri bref, et traçait dans l’air glacé et un peu brumeux ses zigzags et ses crochets si déconcertants pour les chasseurs novices. Jean n’osait tirer, ou manquait. Joseph tuait trois fois sur quatre, très fier d’une adresse qui, d’ailleurs, n’est pas commune, et ne se faisant pas faute de railler la gaucherie de son compagnon.

Puis, ils longèrent les ruisseaux de Mazel et de Jabru ; point de canards… Une loutre, surprise, s’enfonça brusquement sous la glace ; un renard, qui chassait aussi, détala avant d’être à portée… À midi, les carniers étaient encore bien légers, – celui de Garric surtout, – car l’oncle Joseph avait eu soin de glisser dans le sien, au départ, une gourde de bon vin, et un reste de « fouace » pétrie par Linou à l’occasion de Noël.

Cependant la température semblait vouloir se radoucir. Par moments, un léger souffle venant du sud-est, après la bise coupante des jours précédents, faisait presque aux figures l’effet d’une caresse. La teinte plombée du ciel s’éclaircissait par-ci, se fonçait par-là, sous forme de nuages entre lesquels se risquait un furtif regard du soleil.

– Je crois bien, Jeantou, fit tout à coup Joseph, après avoir un moment consulté l’aspect du zénith et de l’horizon, et après avoir reniflé le vent, je crois bien que nous aurons le dégel, ce soir. Retournons sur les hauteurs ; si l’autan se levait, la marche dans les bas-fonds deviendrait dure… Et puis, il est temps de boire un coup : la neige altère.

Ils s’approchèrent du hameau du Cros, s’assirent dans un vieux chemin, sous les racines noueuses et enchevêtrées d’un bouquet de houx géants, d’une « griffoule » ; et là, bien abrités du vent, visités même d’un timide rayon de soleil, ils se partagèrent la fouace et burent à la régalade le contenu de la gourde. Et ils causèrent.

Et, tout à coup, l’oncle Joseph :

– Veux-tu, Jeantou, qu’avant de reprendre la chasse (car, en chassant, il faut être muets), veux-tu que nous parlions un peu de nos affaires, ou plutôt de tes affaires ?

Jean rougit. Où voulait-il en venir, l’oncle Joseph ? Que savait-il ?

– Mes affaires, balbutia-t-il, ne sont guère pour vous intéresser…