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cheval sur sa chaise, l’échine à la flamme, la tête sur ses coudes posés sur la traverse du dossier.

Tout à coup, des pas et des voix résonnèrent sur la chaussée, et on frappa à la petite porte qui ouvre sur la scierie et l’étang. La servante Rosalie alla ouvrir ; et, avec des cris et des rires, quelques jeunes gens de La Capelle, conscrits de l’année, entrèrent, portant, suspendu à une perche, le cadavre d’un loup superbe, – le loup tué par Pataud, la nuit précédente. Pataud lui-même suivait, claudicant, mais glorieux comme un général au lendemain d’une victoire. Pourtant, ce n’était point un de ces triomphes comme ceux qui l’avaient accueilli souvent, sur la place de La Capelle, au retour de certaines chasses par lui organisées et commandées, et où, presque toujours, c’était lui qui abattait la bête. Ayant opéré seul, cette fois, et la nuit, à l’affût, son exploit faisait moins de bruit. On le complimenta pourtant et, entre les offices d’abord, après vêpres ensuite, les braconniers le promenèrent, lui et la bête, dans les cabarets du village. Il leur parut bon de terminer la tournée par une visite au moulin, où Pataud était né et où tous les Terral, de père en fils et d’oncles en neveux, étaient d’intrépides braconniers.

En dépit de l’affliction qui, ce jour-là, planait sur la demeure, on y fit accueil aux louvetiers. On trinqua à la ronde ; on écouta le récit pittoresque que faisait Pataud – pour la vingtième fois depuis le matin – de la mort de ce pauvre loup. La mère Terral, selon la coutume, fit donner aux porteurs de la bête quelques douzaines d’œufs et un bon morceau de jambon, s’excusant de ne pouvoir leur offrir, comme elle eût fait dans sa maison de Ginestous, la toison entière d’un bélier.

Puis, les jeunes gens prirent congé ; et, comme Terral insistait pour que son frère soupât au moulin, Pataud donna ordre qu’on déposât le loup sur le perron de la basse-cour, où les quêteurs pourraient le reprendre le lendemain pour continuer leur tournée dans toutes les fermes et les mas du canton.

Quoique Pataud ne fût pas le plus sympathique des frères de Terral, sa jactance fruste, ses plaisanteries d’homme des bois secouèrent un peu la torpeur et le souci de la maisonnée.

On se mit à table, les deux frères au haut bout, le valet et le vacher à leur suite, Aline et la servante allant et venant pour servir, la mère restant frileuse et pensive au coin du feu.

II

Mais, tandis que Terral et Pataud se disputaient pour savoir lequel des deux ne découperait pas la dinde, la porte de la chaussée s’ouvrit de nouveau, sans qu’on y eût heurté, cette fois… Toutes les têtes se tournèrent de ce côté, tous les regards plongèrent dans la pénombre, hésitant d’abord à reconnaître les deux hommes qui venaient d’entrer. Mais Linou, debout entre la table et la porte, poussa la première un cri de joie, et se jeta au cou d’un des arrivants : « Cadet ! », puis du second : « Mon parrain ! » C’était l’oncle Joseph, en effet, et Fric, le fils cadet de la maison.

Tout le monde fut debout soudain, sauf le père Terral, qui resta bouche bée, le couteau et la fourchette en arrêt… Embrassades, pleurs d’allégresse, questions dont on n’attendait pas les réponses… La mère sanglotait en étreignant son fils, qui, la sentant défaillir, la rasseyait dans son fauteuil et se mettait à ses genoux. Pendant ce temps, l’oncle Joseph accrochait de l’autre côté de la cheminée son carnier et son fusil, secouait son chapeau et sa blouse raides de givre, et arrachait de sa barbe des glaçons qui, de grise, la faisaient blanche et frisée comme celle du bonhomme Noël.

Cependant, Cadet, l’enfant prodigue, dénouant enfin les bras de sa mère d’autour de son cou, se releva, alla s’incliner devant Terral et dit à mi-voix :

– Pardon, mon père ! pardon pour toute la peine que je vous ai faite…

Mais le père Terral demeura immobile, les mâchoires serrées, l’œil fixe et dur… Ses lèvres tremblaient… Puis, il grogna :

– Pardon…, pardon… C’est un mot court et vraiment bien commode !… Quand on a fait acte de révolté et de déserteur, on le prononce du bout des lèvres, et tout est effacé…

– Pardonnez-moi, mon père, répéta le jeune homme avec un accent plus profond et des pleurs dans les yeux… J’ai mal agi, je le sais ; je me repens…, je vous fais mes excuses très humbles ; et je vous promets de réparer ma faute, de vous respecter et de vous obéir dorénavant en toutes choses.

Terral ne bougeait toujours pas… Pourtant, une petite larme – lui qui ne pleurait jamais – luisait dans son œil aigu et en adoucissait l’éclat.

Aline et sa mère intercédaient par des attitudes suppliantes et des sanglots… L’oncle Joseph, outré de l’obstination de son frère, se campait devant lui et intervenait à son tour :

– Puisque c’est ainsi que tu me récompenses de t’avoir ramené ton héritier, bonsoir ; je le remmène : j’ai besoin d’un apprenti ; ça fera bien mon affaire…

– Père ! implorait Linou, père !… Un jour de Noël est un jour de clémence et de bonté… Dieu pardonne à tous les pécheurs ; devons-nous nous montrer plus sévères que lui ?

Enfin, Terral céda ; il posa son couteau et sa fourchette, se dressa, et, sans dire un mot, embrassa son fils repentant.

Et tous les cœurs aussitôt se dilatèrent. Il fallut que Rose elle-même s’assît à table entre son fils et son beau-frère Joseph, qui le lui ramenait… Car elle ne doutait pas que le retour du jeune homme ne fût dû à cet oncle excellent, à ce parrain adoré qui avait toujours été, non seulement la joie et l’esprit de la maison, mais encore l’être d’affection et de dévouement qu’on trouvait alors souvent dans les familles, et que les mœurs nouvelles en auront bientôt chassé à jamais.

C’était bien l’oncle Joseph, en effet, – et il le raconta tout en découpant allégrement la dinde, que Terral s’était hâté de placer devant lui, – c’était lui qui, ayant appris le coup de tête de son neveu, et comprenant quel vide son départ devait faire dans ce moulin de La Capelle qui traversait une crise, avait résolu de ramener à tout prix le fugitif…

Il avait quitté la scierie qu’il était en train de construire à l’Estayrès, s’était rendu à pied à Millau, où il avait pris la diligence de Montpellier, et là, après des négociations dont il ne donna pas le détail ce soir-là, parce que le coupable était présent, était parvenu, grâce aussi, il l’avouait, à l’intervention énergique de son autre neveu l’avocat, à persuader le déserteur de retourner avec lui fêter la Noël en famille… Et le narrateur, qui avait découpé prestement la dinde sans jamais perdre le fil de son récit, ni l’occasion d’une digression ou d’une réflexion pittoresque, ne cacha point la part qui lui revenait dans le résultat obtenu. Son principal défaut était le manque de modestie, et, ayant de l’esprit et du cœur, de savoir qu’il en avait.

Mais, si abrégé qu’il fût, le récit de Joseph impatientait Pataud, qui grillait de raconter, une fois de plus, comment il avait mis à mal son loup, – son quinzième, à ce qu’il affirmait. Aussi, dès qu’il put trouver un joint entre l’histoire de son aîné et les effusions et les remerciements de Rose et de Linou à celui qu’elles regardaient comme une espèce de Providence souriante, ou comme cet ange déguisé que, dans la Bible, on voit accompagner le jeune Tobie, il s’empressa de reparler de son mirifique affût.

– Ah ! bon, s’écria Joseph d’un ton gouailleur, tu as encore assassiné en trahison une de ces malheureuses bêtes ? Qu’est-ce qu’elle t’avait donc fait ?

Pataud, piqué, ne releva pas la raillerie et voulut continuer son histoire :

– J’étais donc allé m’embusquer dans la grange de Fonfrège, au-dessus de la bergerie… Quelle nuit ! Quel froid !…

– Toujours le même, ce pauvre Pataud, ricanait l’oncle Joseph ; il ne peut pas dormir dans son lit, même à Noël ; il risque d’attraper le coup de la mort pour tirer un lapin à l’affût.

– Un lapin ? cria l’autre, indigné ; il s’agit d’un loup, et d’un fameux, tel que tu n’as jamais vu le pareil, toi, malin !…

Et, se levant de table, ouvrant la porte malgré les protestations de tous les convives qu’un flot de bise enveloppa, il traîna le cadavre rigide de la bête dans l’intérieur, le dressa sur les pattes de derrière, la tête dépassant la table, sur laquelle il appuya les pattes de devant.

L’oncle Joseph se boucha vivement le nez.

– Ah ! l’horreur ! Il sent mauvais, ton loup. Tu nous empoisonnes le souper… Ne pouvais-tu laisser cette charogne dehors, en attendant les corbeaux ?

Et Pataud, furieux, dut remettre son loup sur l’escalier.

Juste à ce moment, on entendit un aboiement lointain, une espèce de hurlement prolongé et sinistre. Tous tressaillirent.

– Hein ! cria Pataud debout au seuil, l’entendez-vous, l’autre, la louve, qui pleure le mort, sur les coteaux de la Taillade ?… Oui, ma vieille, oui, tu peux l’appeler ton mâle, tu ne le réveilleras pas… Tu auras, un de ces jours, ton compte aussi, ma belle désespérée : je tâcherai d’abréger ton deuil…

Un nouveau hurlement sembla répondre à cette invective, mais d’un peu plus loin ; puis un autre, à peine perceptible ; puis, tout se tut et la porte se referma lourdement. Cet appel lugubre avait éteint les rires et les conversations ; même pour des rustiques, la plainte d’une bête dépareillée, à cette heure, avait quelque chose de poignant. Les âmes délicates de Linou et de sa mère en furent surtout impressionnées : la malade quitta la table, se plaignant du froid, regagna son coin de feu, tira discrètement de la poche son chapelet dont