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» voulait chasser, Elle chantait les pierres de 5 la Maison, bâtie pour triompher du temps, » l’abri du toit, union de la famille, la force » de la race qui se maintient sur le sol, la » paix des morts que Dieu garde. Et, tandis » que vibrait ce cantique, j’en entendais très » distinctement un autre que, pour moi seul, » composaient la musique du vent vagabond, > l’immensité des espaces inconnus, la parolé » du pâtre qui s’en allait à la montagne, et les » fleurs de pommier qui avaient ruisselé sur » mon visage le premier jour de mon amour, » et le rire de Nazzarena, et l’ombre aussi, » l’ombre désespérante du châtaignier sous ». lequel elle avait passé. ‘» Un instant, mon père se crut vainqueur. » Ses yeux perçants qui me fouillaient venaient de découvrir mon trouble. Par un » besoin de franchise, je me détournai en » silence, et il comprit que j’étais loin de lui. >» Sa voix cessa de retentir, Je le regardai à » mon tour surpris de ce soudain silence, et » je vis la tristesse l’envahir comme l’ombre, » l’ombre désespérante qui, du creux des >» vallées, gravit lentement les sommets quand » C’est l’approche de la nuit. » Je n’ai pu résister au plaisir de citer cette page, qui montrera, mieux que des discours, le sentiment dans lequel est écrit ce livre. Jamais. on n’a célébré la Maison, c’est-à-dire la Famille, avec plus de ferveur, et, dans un temps où on traite l’une et l’autre avec une ironie désenchantée, un pessimisme gouailleur, ou simplement une blagué, jugée pleine d’esprit, il est apaisant de lire une œuvre qui raconte tendrement, simplement la-gloire faite des petites victoires quotidiennes de la Maison. Pour que le jeune François retrouve le sentiment de sa responsabilité et de sa dignité envers Elle,il faut qu’un grand événement bouleverse son cœur. Le père meurt, et à son tour François devient chef de famille. Et de cette tombe fraîchement bénie, de ce passé auquel est liée sa chair et qui fait fleurir tous ses souvenirs, monte doucement l’idée d’un devoir transmis de génération en génération, lié à l’honneur de la Maïson : « Avant que j’eusse atteint l’âge d’homme, > le grand combat qui se livre si immanquablement dans toute existence humaineentre » Ja liberté et l’acceptation, entre l’horreur de la servitude et les sacrifices exigés pour durer, s’était livré en moi par anticipation. Un :-précepteur aimable et dangereux m’avait révéléà l’avance le charme miraculeux de la nature, de l’amour et de l’orgueil même qui croit nous soumettre la terre, et ce charme trop doux et trop énervant ne me retiendrait jamais plus tout à fait. Ma vie était fixée désormais à un anneau de fer : elle ne dépendrait plus de ma fantaisie. Je netendrais plus vers les mirages du bonheur > que des mains enchaînées. Mais ces chaîneslà, tout homme les reçoit un jour, qu’il » monte effectivement sur le trône ou que » SOn empire ne soit que d’un arpent ou d’un » nom. Comme un roi, j’étais responsable de » la décadence ou de la prospérité du royaume » de la Maison. » | C’est la moralité de ce livre ou plutôt c’en est la poésie. Et vous savez, ma cousine, que, quoi qu’on puisse dire, ces deux mots-là signifient souvent la même chose. Et ce n’est certes pas l’hymne à <a Maison >» chanté par M. Henry Bordeaux, dans ce dernier roman, qui pourra me contredire.

Yvonne


TROISIÈME PARTIE

I

Ah ! s’il avait su ce qui se passait, à cette heure même, dans le cœur de sa petite amie, et de quelle douleur elle était frappée, par sa faute à lui, Garric, à qui elle s’était si spontanément et loyalement promise !…

Depuis deux mois, – depuis la scène du Moulin-Bas, – Linou voyait tristement couler les jours, sans nouvelles de Jean, étroitement surveillée par son père qui, pour ne plus l’envoyer au moulin, et en attendant qu’il plût à son cadet de rentrer de sa fugue, avait préféré louer une servante-meunière.

Quant à lui, le travail l’absorbait plus que jamais. Faire aller la scierie, acheter de nouvelles coupes de bois, organiser le transport des troncs d’arbre de la forêt à l’usine, et celui de la planche, de l’usine à Albi, à Rodez ou à Roquefort ; retenir les clients qui menaçaient de lui faire payer ses rebuffades en allant moudre au moulin de Pierril ; enfin, faire face à quelques échéances douloureuses, conséquences d’emprunts contractés pour payer les études de son fils aîné, c’était plus qu’il n’était besoin pour remplir les journées et une partie des nuits d’un homme même aussi énergique, aussi actif et aussi âpre que l’était Terral. Il sentait que sa maison arrivait à un point critique, se lézardait ; et son amour-propre immense lui faisait faire des prodiges de volonté et de labeur pour réparer les brèches ou les dissimuler.

Le départ de son cadet lui avait été un coup des plus sensibles ; c’était sur lui qu’il comptait pour continuer sa race et ses entreprises ; cet acte de révolte et d’abandon blessait au vif son goût de l’autorité et de l’ordre, et ruinait ses projets d’avenir.

Et voilà que, pour comble de malchance, il trouvait aussi dans sa fille cadette une résistance qu’il n’aurait jamais soupçonnée : elle refusait, l’un après l’autre, les partis de mariage avantageux qui s’offraient ; elle en tenait donc toujours pour le farinel des Anguilles ? Cela l’exaspérait…

La pauvre petite, elle, courbait la tête, se consacrait tout entière à soulager sa mère dans les travaux du ménage ou le gouvernement de la basse-cour. Depuis quelques mois, d’ailleurs, la santé de Rose donnait des inquiétudes à son enfant ; la chère femme s’affaiblissait, maigrissait, toussait. Les médecins ne parlaient que de fatigue, d’anémie ; l’abbé Reynès, son ancien confesseur, et qui était resté le confesseur de son âme, eût pu seul révéler les vraies sources du mal qui minait cette aimante et cette résignée.

De ses deux filles, l’aînée, mariée à un honnête terrien, était aussi heureuse que puisse l’être une paysanne dont l’horizon ne dépasse pas la basse-cour et l’aire-sol où jouent trois ou quatre marmots, et le clocher de la paroisse où elle va, le dimanche, demander à Dieu de préserver les blés de la gelée, l’hiver, et de la grêle, pendant l’été.

Mais l’avenir de Linou préoccupait autrement cette mère exquise, qui sentait que sa cadette avait hérité de sa nature tendre et mystique et que, comme elle, elle souffrirait des brutalités ou des vulgarités de la vie. Elle aurait voulu, pour cette enfant, un mari un peu affiné, aussi, un petit fonctionnaire de village, ou, à défaut, un artisan sédentaire, doux et bon, et assez intelligent pour sentir le prix du don qu’on lui ferait. Aussi, quand la jeune fille lui eût confié qu’elle aimait Jean Garric, Rose ne se trouva point atteinte dans sa fierté, comme son mari. Jean lui plaisait beaucoup ; elle le jugeait affectueux, sage et vaillant ; et tout le reste lui était égal. Mais l’opposition certaine de Terral à une union qui, d’ailleurs, ne pourrait être que lointaine, – le garçon n’ayant que vingt et un ans, et pas de situation encore, – en meurtrissant le cœur de l’enfant, atteignait aussi celui de la mère. Elle savait qu’Aline, s’inclinant devant la résistance paternelle, ajournerait indéfiniment la réalisation de son rêve, mais sans y renoncer jamais. Elle n’épouserait peut-être pas Garric, mais on n’obtiendrait pas d’elle qu’elle en épousât un autre. Et cette lutte suppliciait la pauvre mère.

Des scènes pénibles eurent lieu, au cours desquelles Terral reprocha amèrement à sa femme d’encourager les refus de leur cadette ; Rose en sortait brisée ; et dès que le maître, à bout de jurons et de menaces, était reparti battant les portes, Linou accourait ; et, aux bras l’une de l’autre, les deux femmes pleuraient longuement.

La fête de Noël ne ramena pas la joie au moulin. La rigueur du froid empêcha la meunière d’aller aux offices ; et Linou, pour ne pas la quitter pendant la nuit, ne parut point à matines, où Jean avait espéré la rencontrer.

La journée passa lentement, glacée et morne, chacun demeurant perdu dans ses pensées, dans ses soucis, dans le souvenir des Noëls joyeux d’autrefois, quand la famille était au complet autour de la soupe au jambon et de la dinde rôtie, dans un sentiment d’union, de confiance et de force qui, bien connu dans le pays, y faisait souvent dire :

– Oh ! ces Terral !… Ils se tiennent comme les doigts de la main.

Jusqu’à la fille aînée, qui, mal remise encore de récentes couches, n’avait pu venir avec son mari ; jusqu’à l’oncle Joseph, le mécanicien, le conteur, gaieté de la famille et de la race, qui toujours, en cette saison peu propice au montage des moulins et des scieries, venait passer quelques semaines à la maison natale, où une chambre – sa chambre – l’attendait, et qui, cette fois, ne donnait pas signe de vie !…

La nuit était tombée depuis longtemps, et la servante, malgré la tristesse de ses maîtres et l’absence des convives accoutumés, mettait la nappe sur la table massive faite pour vingt personnes. La dinde traditionnelle tournait devant la flamme d’un grand feu de hêtre, sous le regard béat d’une magnifique chatte noire, célèbre une lieue à la ronde pour ses chasses et ses pêches, mais que la saison froide rendait casanière et pacifique. La mère Terral, emmantelée, était assise à droite du foyer ; de l’autre côté, se tenaient le valet et le vacher, et Terral au milieu, à