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gageante… À votre place, je n’irais pas encore courir les villes, ni me mettre en condition chez les autres, quand je peux commander chez moi.

– Tu as peut-être raison, Jeantou, répondit Mion avec un semblant de gravité mélancolique, et j’approuve ceux qui peuvent agir comme tu parles… Mais, moi, je te le répète, je suis une pauvre fille un peu folle… Ma mère aura, sans y prendre garde, laissé un jour mon berceau exposé au soleil : de là vient, probablement, la couleur de mes cheveux… et aussi l’espèce de papillon qui remue toujours dans ma cervelle… J’ai besoin de voir du pays ; j’aime la grande ville, la foule, le bruit, la joie… Je veux avoir du pain blanc, du linge fin et des mains blanches…

Et, ce disant, elle se faisait encore plus câline et s’appuyait plus fortement sur le jeune homme, qui, toujours plus troublé, ne savait que répondre, et se laissait aller à la douceur de soutenir, de protéger, de porter presque en le respirant, ce corps pareil à une gerbe de seigle mûr.

On atteignit ainsi la passerelle du haut de laquelle Pierril avait fait son plongeon, si gros de conséquences de toute sorte. Mion arrêta son compagnon.

– Écoute, Jeantou, dit-elle ; il y aurait de l’imprudence, pour moi, à franchir ces poutres couvertes de givre ; j’ai des bottines à talons hauts et pointus qui ne sont pas faites pour marcher là-dessus… Allons faire le tour par le pont de La Garde, veux-tu ?

Et Jean se prêta à ce nouveau caprice de Mion… Quand ils furent devant le moulin, elle l’arrêta encore :

– Mes parents me gronderaient fort, comme tu penses, s’ils me savaient dehors à cette heure… N’entrons pas par la porte de la maison, qui doit être, d’ailleurs verrouillée… Traversons plutôt la grange, par où je suis sortie et que j’ai laissée entr’ouverte. De là, nous gagnerons facilement, toi, ton lit par l’échelle qui donne accès au galetas, et moi, le mien, en me déchaussant pour traverser la cuisine…

Et Garric trouva que Mion avait raison. Il poussa la porte de la grange, qui céda doucement, descendit le premier, car le plancher était à près d’un mètre en contrebas, et tendit ses bras à la jeune fille pour l’aider à descendre à son tour.

Ainsi, tout se passait comme l’ensorceleuse l’avait espéré. Le garçon, depuis un moment, marchait et agissait comme dans un rêve… Les tristesses de cette nuit de Noël, la déception qu’il avait éprouvée en n’apercevant pas Linou à l’église, la crainte d’être oublié d’elle, ou, en tout cas, de ne jamais pouvoir obtenir sa main ; d’autre part, le contact et les discours de cette belle fille que sa franchise à lui faisait croire vraiment aimante et sincère, – et qui l’était à sa manière et passagèrement, – tout contribuait à bouleverser cette nature de jouvenceau et à éveiller en lui le désir d’amoureuses caresses. Aussi, quand Mion se fut élancée au cou du jeune homme pour sauter dans la grange, elle n’eut qu’à appuyer ses lèvres sur les lèvres convoitées… Et lorsque le pauvre Jean songea à grimper à son galetas, Mion n’était plus à ses côtés ; et il put d’abord croire n’avoir fait qu’un rêve.

Mais, après quelques heures d’un sommeil fiévreux, le grand jour triste et cru d’un paysage de neige entra dans ses yeux meurtris, en même temps que, dans son esprit, se levait le souvenir brutal de la chute. Un flot de honte l’envahit, une nausée lui chavira le cœur ; il eût voulu se vomir lui-même. Eh ! quoi, était-ce lui, Jean Garric, le garçon dont tout le monde vantait l’honnêteté, le courage, le sérieux ; lui, le timide amoureux de Linette, de cet ange de pureté, de ce lis du ruisseau de La Capelle, était-ce lui qui s’était abandonné ainsi dans les bras d’une Mion, d’une effrontée qui, sans doute, n’en était pas à son premier galant ?… Il se faisait l’effet du pire des débauchés et du dernier des lâches… Et il sanglota, se roula dans ses couvertures, mordit son traversin… Puis, brusquement, il se jeta à bas du lit, s’habilla à la hâte… Oh ! fuir, fuir bien vite cette maison, abandonner ses gages, au besoin, se louer de nouveau, fût-ce comme berger, n’importe où, très loin !…

Il ouvrit la petite fenêtre donnant sur la chaussée et l’écluse ; un souffle glacé le pénétra ; mais, sur ses ailes, la bise lui apporta le carillon de La Garde appelant à la grand’messe. Certes, ce n’étaient pas les cloches aimées de La Capelle ; mais c’étaient des cloches bénites, pourtant ; elles chantaient Noël ; elles réveillaient en lui son adolescence croyante, sa jeunesse chaste jusqu’à cette nuit par lui profanée ; elles lui disaient :

– Viens à nous…, repens-toi, et prie !… Il obéit à l’appel des cloches.

Nul ne le vit sortir. Mion et son père dormaient, sans doute ; la meunière était dans l’étable à soigner ses bêtes. Il escalada à pas pressés la pente raide et glissante qui, des Anguilles, par un sentier aux mille lacets, conduit à La Garde. Un pâle rayon de soleil – le premier depuis longtemps – jaillit par-dessus les crêtes du versant opposé, et fit étinceler la neige dure, les arbres givrés et, plus haut, le modeste clocher d’où s’envolaient les sonneries. Mais, dans ce paysage frissonnant, sans vie et sans tendresse, Garric se sentait le cœur encore plus glacé. Il atteignait, dépassait des groupes endimanchés de paysans dont il ne connaissait qu’un petit nombre, – ceux qui venaient moudre leur grain aux Anguilles. Il échangeait avec eux un bonjour froid et banal, et allongeait encore le pas pour les distancer et se retrouver seul avec ses dégoûts et ses remords.

VI

Il arriva à La Garde, sur la petite place, bien avant que la messe commençât. Pour se donner une contenance, il déchiffra, placardée sur la porte du cimetière, entre le porche de l’église et le seuil du presbytère, une affiche imprimée qui annonçait le tirage au sort de la classe de 1868, – pour le 19 février, – dans moins de deux mois. Cette nouvelle l’aurait affecté, l’année précédente ; que lui importait, maintenant ? « Tomber au sort », comme on dit chez nous, c’était alors quitter le pays pour sept ans. Sept ans, comme c’était long, surtout pour ceux qui laissaient au logis des parents besogneux et vieillissants, une amoureuse en qui tout s’incarnait, vivait et souriait : frais souvenirs d’enfance, premier amour – unique amour – et tant de rêves et d’espoirs… La veille, il se fût applaudi d’avoir échappé à un si affreux avenir. À présent, il aimerait mieux être né un an plus tard, tirer un mauvais numéro, et s’en aller expier sous les drapeaux son inconstance et sa lâcheté.

Il se détourna de l’affiche et fit un pas vers le porche. Quelqu’un le frôla du coude : c’était le curé de La Garde, qui sortait de la cure, un ostensoir à la main, et s’acheminait aussi vers l’église. Jean salua. Le pasteur dévisagea ce paroissien, dont la figure ne lui était pas familière… Et, brusquement :

– Mais c’est Jean Garric, de La Capelle, le farinel des Anguilles ! s’écria-t-il gaiement.

– En effet, monsieur le curé, fit le jeune homme, rougissant et saluant de nouveau.

Ce curé de La Garde, petit, replet et rubicond, trottinant menu, les yeux très vifs, mais très bons derrière ses lunettes bleues et sous sa belle auréole de cheveux blancs, n’était autre, on s’en souvient, que l’abbé Reynès, l’ancien desservant de La Capelle, bien connu de Jean, mais que le farinel des Anguilles n’avait pas rencontré le soir où, en toute hâte, la Pierrille l’avait fait appeler auprès de son mari malade.

– Tu viens à la grand’messe, Jeantou ; c’est bien. On n’est donc pas tous des païens, à ce moulin des Anguilles ? Tu ne ressembles pas à ton maître Pierril ? Il est vrai que celui-là, j’ai eu occasion de lui nettoyer un peu l’âme, récemment ; mais il y a fallu de l’aide, une bonne congestion pulmonaire… Il est guéri, n’est-ce pas ?

– Presque, monsieur le curé.

– Tu me feras le plaisir, Jean, de venir te chauffer un peu, au presbytère, entre la messe et vêpres… Si, si, j’y tiens, insista-t-il en voyant le jeune homme hésiter… Nous parlerons de tes parents, de nos amis de La Capelle… Et puis, j’ai un service à te demander, oui, un service… Ainsi donc, à tout à l’heure… Et que j’entende un peu ta voix au Gloria et au Credo…

Ils se quittèrent au seuil de l’église, après que le prêtre, de ses doigts trempés au bénitier, eut effleuré ceux de son jeune paroissien.

Jean n’avait pas osé répondre par un refus à l’invitation de l’abbé Reynès ; mais cette visite à la cure l’effrayait un peu. Bien que croyant et pratiquant, il n’avait jamais été à son aise avec les curés. Un prêtre l’intimidait étrangement ; et il se rappelait que, tout enfant, l’abbé Reynès, qui entrait quelquefois chez ses parents, sans façon, comme il entrait partout, n’é-