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ce qui lui arrive. Il était vraiment trop glorieux, trop fier avec le pauvre monde… Et puis, pas beaucoup plus de religion que ses frères, et aucun scrupule à faire marcher ses moulins les soirs des dimanches… Tôt ou tard, vois-tu, Jeantou, on se trouve mal d’avoir quitté le droit chemin.

– Mais, maman, la bonté, la charité de la mère Terral et de sa cadette méritent l’affection de tout le pays…

– Pour elles, on ferait tout, je te le répète ; mais il faudrait à Terral un gendre sérieux et allant.

Jean rougit. Il n’avait jamais osé s’ouvrir à ses parents de son amour pour Aline, ni, par conséquent, de la scène violente qu’il avait eue avec Terral, au Moulin-Bas. Pour cacher son trouble, il prétexta qu’il avait les pieds gelés et alla s’asseoir au coin du feu.

– Un gendre…, un gendre, fit le père Garric, cela se trouve, en cherchant un peu… Je crois bien que Terral n’est pas très bien dans ses affaires, pour le quart d’heure. Mais la petite est si intelligente, si affable…

– Tout ce que tu voudras, Garric, interrompit la mère ; mais elle est difficile et regardante sur le choix d’un mari, et elle a bien raison… Plusieurs se sont présentés, ces derniers temps, dont quelques-uns étaient riches, et elle les a, paraît-il, tous refusés d’un petit non bien sec, – même Gilbert des Prades, un noble, s’il te plaît ! Le père Terral entra, à cette occasion, dans une colère affreuse, et peu s’en fallut qu’il ne battît sa femme et sa fille. On dit même que la pauvre Linette aurait avoué à la Sœur Saint-Cyprien que, n’était le crève-cœur de laisser sa mère seule, elle serait, depuis, partie pour le couvent.

– Pour le couvent ! fit Jean, stupéfait.

– Mais oui, pour le couvent… Que vois-tu là de si extraordinaire ? Le couvent, c’est tout ce qui reste aux filles bien élevées quand on veut les marier contre leur gré.

Jean demeura silencieux, le cœur affreusement serré.

Tout à coup, des carillons éclatèrent dans la nuit claire et glacée ; et le jeune homme se leva, déclarant son intention d’aller à « matines » avant de retourner chez son maître.

Le père Garric ne l’approuva guère ; mais la mère le félicita d’avoir conservé ses croyances et ses bonnes pratiques :

– Cela te portera bonheur, Jeantou, j’en suis sûre, et tu prospéreras.

– Je le souhaite, maman, afin de vous aider un peu, ce que je n’ai guère pu jusqu’ici… Pierril ne me payera mes gages qu’à la Saint-Jean, sans doute ; pourtant, quelques petits travaux, que je fais tout en surveillant la scie ou les meules pour les fermiers de La Salvetat, de Griac ou de Vayssous, m’ont valu quelques pièces blanches ; les voilà. Vous vous en achèterez, vous, maman, un fichu et des galoches, et vous, père, un baril de bon vin et une charretée de bois, si Terral, qui m’en veut de m’être loué chez Pierril, oubliait de vous en fournir la provision accoutumée.

Et le brave garçon tira de la poche intérieure de sa veste et glissa dans le tablier de sa mère une petite bourse de grosse toile nouée d’un lacet de cuir. Puis on s’embrassa tendrement, longuement.

La porte ouverte, Pitance s’élança dans la cour, croyant qu’on l’emmenait ; il fallut la gronder, la menacer même pour la faire rentrer, toute penaude, la queue et l’oreille basses. Et Jeantou, ayant repris son bâton ferré, s’enfonça de nouveau dans la nuit. Le père Garric referma la porte, poussa le verrou, et retourna vers le feu presque éteint.

– Encore une mauvaise nuit, Mariannou, dit-il à sa femme. Quelle bise ! Bon pour les jeunes, des « matines » pareilles… Allons nous coucher…

– Pas avant d’avoir fait la prière, peut-être… Une veille de Noël !… Tu deviens donc de plus en plus « huguenot » ?

Maugréant un peu, Garric se leva, fléchit la taille, plia légèrement les genoux sur le dos de sa chaise inclinée, ses coudes sur la plus haute traverse, ses talons nus au foyer, ébaucha un vague signe de croix et répondit, un peu à tort et à travers, en bredouillant et en bâillant, aux pater, aux avé et aux litanies récités à voix haute et claire par la dévote Mariannou.

Dehors, le vent sifflait ; à l’étable, le bélier agitait sa sonnaille ; Mariannou prolongeait sa pieuse mélopée, au chant des cloches qui appelaient toujours laboureurs et bergers vers la crèche de Jésus enfant.

V

Jeantou fut cruellement désappointé : Linou n’assistait pas à l’office de minuit. Seul, le père Terral, soucieux, muet, occupait le banc de famille. Et, du coup, cette église de La Capelle, avec ses cierges, son encens, sa crèche naïve et ses cantiques, et toute une population recueillie et fervente, parut au pauvre amoureux déçu froide, muette et vide…

Il traversa le village, où, derrière quelques vitres, la bûche de Noël et le calèl du réveillon faisaient danser de maigres lueurs. Dans une auberge même on chantait, et il eut un instant la tentation d’y entrer, dans l’espoir d’entendre des voix connues ou amies, ou de boire pour se réchauffer ; mais il n’osa pas : une nuit de Noël !… Non… Et, le cœur serré de se sentir seul, désemparé, il enfila le chemin creux bordé de chênes et de houx qui dévale vers les Anguilles par la Croix-des-Perdus et la bergerie de Fonfrège. Nul bruit dans la campagne éclatante et déserte, sauf un aboi lointain, – qui peut être celui d’un loup affamé, – et toujours, par rafales, le sifflet grésillant de la bise sur la neige aux reflets métalliques et aux minuscules et innombrables constellations.

Garric marchait à grands pas, son bâton ferré sonnant sur les pierres ou sur la glace. Jadis, il n’eût pas ainsi voyagé, la nuit, sans entonner une chanson. Mais le cœur désolé fait la gorge aride et muette. De temps à autre, si vigoureux fût-il, il se sentait frissonner. Ah ! comme on a davantage froid quand on est malheureux !

Comme il longeait la bergerie de Fonfrège, – une bergerie d’été et qui, l’hiver, restait inoccupée, – du portail entr’ouvert sortit une femme emmantelée et encapuchonnée qui prit vivement le bras du jeune homme et se serra contre lui.

– « Jean ! » fit-elle d’une voix étouffée. Le garçon recula d’un pas, regarda sous la capuche où luisaient deux yeux ardents, et, stupéfait, s’écria :

– Quoi ? C’est vous, mademoiselle Mion ? Vous ?

C’était la belle rousse, en effet, qui avait passé par-dessus sa robe la mante noire de sa mère, et en avait rabattu le capuchon sur ses cheveux d’or.

Garric restait immobile de surprise, sans oser cependant repousser la jeune effrontée, qui avait noué ses deux mains sur son bras et, frissonnante, disait, d’une voix basse, entrecoupée :

– Oui, c’est moi, Jeantou…, c’est moi, Mion, qui suis venue t’attendre là…, parce que je m’ennuyais, au moulin, en ton absence… Tu comprends ça ?… Et puis, parce que j’avais peur aussi qu’il ne t’arrivât malheur en route…, par cette nuit horrible…, parce que…, parce que, tu as beau faire semblant de ne pas t’en apercevoir, j’ai pour toi beaucoup d’amitié…

Et, comme Jean faisait un geste pour se dégager :

– Ne te fâche pas, Jeantou !… Ne sois pas méchant pour la pauvre fille qui ne te demande rien que de la laisser t’aimer… un peu…

Ici, un nouveau mouvement du farinel, mais sans rudesse, et qui n’aboutit qu’à rendre Mion plus caressante et plus ensorceleuse… Il voulait lui parler sévèrement, lui représenter qu’il n’est pas convenable pour une jeune fille de quitter son lit, la nuit de Noël, pour courir les chemins…, que, d’ailleurs, lui, Jean Garric, avait son cœur autre part, qu’il aimait de grand amour Aline, du moulin de La Capelle, et qu’il n’en aimerait jamais d’autre que celle-là… Mais rien de tout cela ne put sortir de sa bouche ; il n’osa même pas dénouer l’étreinte des mains sur son bras, par crainte de blesser l’amoureuse et de la faire rouler sur le sentier glissant où il avait peine à se tenir d’aplomb lui-même en s’appuyant sur son gourdin ferré.

Et Mion adoucissait de plus en plus sa voix, et, sous sa capuche à moitié relevée, dans sa chevelure d’or ébouriffée et poudrée de givre, ses grandes prunelles verdâtres s’alanguissaient et achevaient de griser ce robuste garçon de vingt ans, d’une chasteté absolue jusqu’à ce jour, mais que poignait un vague besoin d’aimer. Son âme ne gouvernait plus ses sens ; il s’abandonnait.

– Eh bien ! Jeantou, poursuivait l’enjôleuse, est-ce que ce n’est pas gentil de marcher l’un contre l’autre, en causant de bonne amitié ? Ne sens-tu pas qu’il fait moins froid ?… Est-ce que je te semble laide ou déplaisante ?… Peut-être tu t’es imaginé que je cherchais un épouseur, et que je voulais t’attacher pour toujours au moulin de mon père ?… En ce cas, détrompe-toi : je ne me marierai pas ici ; le pain y est trop noir, et trop dur à gagner… J’ai goûté de la ville ; j’y retournerai. Et puis, de Montpellier, je pourrai, de temps en temps, envoyer un louis à mes vieux ; je leur serai plus utile qu’à traîner ici la misère en allaitant et débarbouillant quelque nichée de marmots…

Et elle éclata de rire. Le garçon choqué de ces libres propos qui allaient contre tous ses sentiments d’honnête terrien, répondit enfin :

– Il me semble à moi, mademoiselle Mion, que ce n’est pas très beau de quitter notre pays et nos anciens… Votre père n’est pas très robuste, ni votre mère très jeune. Leur moulin marche assez bien ; mais il y faudrait bientôt un meunier fort et vaillant et une meunière éveillée et en-