Page:Les annales politiques et littéraires, tome 60, janvier-juin 1913.djvu/389

Cette page n’a pas encore été corrigée

ples de meules étaient en train. Un double tic tac s’échappait des augettes terminées en tête de cheval qui versent le blé dans le tambour, en imitant le petit trot d’un attelage. Un léger nuage de folle farine emplissait le moulin, traversé par un rayon de soleil de novembre. Le blutoir faisait son double bruit de chaînes sur les poulies et de légers battements sourds, comme ceux des ailes d’un grand oiseau de nuit. Et, sous les pieds, l’eau, qui jaillissait des vannes sur les roues horizontales tournant, vertigineuses, comme des toupies géantes, poursuivait sa basse profonde et continue.

Aline grimpa sur les tambours des meules pour s’assurer que les deux trémies étaient encore approvisionnées, tordit un peu le lacet qui règle la descente du grain, tâta la farine tiède, entre le pouce et l’index, pour constater qu’elle était douce à point, donna un demi-tour de vis au levier qui hausse ou baisse la « courante »…, le tout avec l’adresse et la précision d’une professionnelle, et au grand ébahissement du farinel des Anguilles, qui la suivait d’un œil extasié, à peu près comme un chat fait d’une guêpe entrée dans la chambre.

Ensuite, elle s’assit sur un sac à demi vidé et fit signe à son ami de s’asseoir sur le sac voisin ; et quelques instants ils restèrent là, silencieux, à écouter la chanson du moulin qui berçait leur chaste amour, encore inavoué.

– Et comment t’en va-t-il, Jeantou, dans ton nouveau métier ?

– Mais je suis content… Mon maître – tu le connais assez pour en avoir souvent entendu parler – n’est pas tout à fait celui que j’aurais voulu… Mais il paraît s’être sérieusement amendé… Sa femme est peu intelligente, mais n’est pas méchante personne… Je travaille ferme, je tâche de deviner ce qu’on ne m’enseigne pas ; et j’arriverai à faire, je crois, un meunier pas plus bête qu’un autre.

– En attendant, ajouta-t-elle en se dressant et en s’acheminant vers l’autre bout du moulin, tu serais bien aimable de m’aider à vider le blutoir, puisque maître Estève, de la Salvetat, pour qui je viens de faire moudre deux sacs, s’attarde sans doute à la scierie, avec mon père, ou peut-être au Perroquet-Gris, à boire la « pauque » avec le forgeron.

– Mais de tout mon cœur, Linette, s’écria Jean.

Et il courut relever la lourde porte du blutoir, tandis que la petite meunière arrêtait le mécanisme en faisant glisser la courroie sans fin hors de la poulie qui la mettait en mouvement.

Une odeur de farine fraîchement moulue et tamisée se répandit dans l’air. Jean s’armait déjà de la pelle à ensacher, estimant que se courber sur le rebord du grand coffre, y puiser la farine, se redresser, et recommencer cent fois, était trop fatigant pour son amie. Mais celle-ci lui arracha la pelle des mains, et lui ordonna de tenir le sac béant debout, et, au fur et à mesure qu’elle l’emplirait, de le secouer, de le soulever du sol, en l’y laissant ensuite retomber, afin que la farine y fût bien tassée. Il dut obéir ; et, une fois de plus, il admira la dextérité et la vigueur de cette fillette qui, pliée en deux, ses bras mignons ayant peine à atteindre le fond du blutoir se relevait vivement, la pelle chargée, replongeait et se relevait encore, accusant sans fausse honte ses formes jeunes et souples, tout comme si elle n’eût pas eu sur elle les regards d’un amoureux. Parfois, même, quand elle se courbait, son corsage d’humble futaine, s’entrebâillant, laissait apercevoir, dans un éclair, le haut de sa jeune poitrine émue, plus blanche que la fleur fine de la farine nouvellement blutée.

Comme Garric souhaiterait que cela durât ainsi longtemps, toujours !… Mais le sac est déjà plein. Aline pose sa pelle et prend un bord, pour le nouer solidement au bout. Le garçon rapproche les bords de toile, et la fillette, pour les entourer, glisse ses petites mains nerveuses sous les robustes poings de son compagnon. Mais, le nœud fait, elle sent deux mains prisonnières dans celles de Jeantou, qui les serre tendrement Elle fait un léger effort pour se dégager, lève les yeux vers ceux de son ami, y lit une supplication telle qu’elle baisse la tête, confuse, murmurant « Oh ! Jean !… », se cache la figure dans les bords du sac et ne bouge plus. Et le garçon, muet, sans quitter le sac qu’il maintient debout, baisse aussi la tête et pose – quelle audace ! – ses lèvres dans les cheveux de Linou. Et telle fût la minute exquise de leur vie…

Brusquement, des sabots retentirent sur les pierres du chemin, presque aussitôt une ombre apparut sur le seuil : c’était Terral. Garric avait eu le temps de relever la tête, et Line de retirer ses mains ; mais le meunier en avait vu assez pour confirmer les soupçons qui lui étaient venus depuis quelque temps.

Pour comble de malheur, un des deux moulins, privé de grain, marchait à une allure folle ; le trot du cheval de l’augette était devenu galop enragé.

Terral s’élança sur le manche de la pale, qu’il renfonça brusquement pour arrêter la roue et la meule. Puis, s’avançant vers les amoureux, haut bonnet plus redressé que jamais, il leva la main pour souffleter sa fille. D’un revers de bras, Jean para le coup et l’affront. Mais l’orage se déchaîna. Les yeux de Terral jetaient du feu, et sa voix mordante domina le vacarme de l’eau.

– Voilà de plaisants meuniers, en vérité, criait-il, qui ne savent même pas quand la meule a du grain ou quand elle n’en a plus !…

Puis, prenant à partie Garric :

– Que viens-tu donc faire par ici, farinel des Anguilles ? L’ouvrage manquerait-il, là-bas ? On dit cependant partout que vous ne pouvez plus contenter toutes vos pratiques, et qu’on se presse à votre porte comme au confessionnal la veille de Pâques… Des mensonges, tout ça, n’est-ce pas ? des inventions de ton misérable Pierril… Mais, après tout, cela ne me regarde pas… Ce qui me regarde, c’est mon moulin, et c’est ma fille ; et je ne veux pas que tu contes fleurette à celle-ci, et l’empêches de faire son travail… Je n’achète pas les meules pour les voir s’user à vide, à se frotter l’une contre l’autre… Et ma fille n’est pas pour ton nez, entends-tu ?

– Mon père, interrompit courageusement Linou, je vous assure que Jean ne m’a rien dit dont vous puissiez vous offenser… Il passait devant la porte : c’est moi qui l’ai appelé, et qui l’ai prié de me tenir le sac pour vider le blutoir, ce que je ne pouvais faire toute seule.

– Oui, oui, des explications qui n’expliquent rien… J’y vois plus clair que tu ne crois… Il en est de votre rencontre ici comme de celle de la châtaigneraie, le mois passé… Le hasard qui les amène y met vraiment trop de complaisance…

– Je vous jure, père Terral, balbutia Jean…

– Ne jure rien, tu jurerais à faux !

– Non, car je suis un honnête garçon, fils d’honnêtes gens, riposta vivement Garric, que la colère gagnait.

Et repoussant, ou plutôt, laissant choir le sac qu’il avait tenu de la main gauche jusque-là, il fit face hardiment au meunier rageur, qui poursuivait :

– Un honnête garçon ne se fût pas loué, comme toi, au moulin des Anguilles, chez un ivrogne comme Pierril, dont la fille n’est qu’une traînée…

– Père Terral, je vous répète ce que je vous ai dit, ici même : je ne suis au moulin de La Garde que parce que je n’ai pas trouvé à me louer ailleurs. Si Pierril est ivrogne, cela ne regarde que lui ; et je n’ai pas davantage à m’occuper de sa fille, qui d’ailleurs habite le Languedoc… comme votre cadet.

C’était une allumette sur un baril de poudre.

– Mon cadet ? clapit le meunier ; qui t’a dit qu’il fût allé au Languedoc ?

– C’est moi, père, intervint Linou… Est-ce que tout le monde ne le sait pas déjà ?

– En tout cas, ce n’est pas à toi à répandre ce bruit… La chose fût-elle vraie qu’elle ne prouverait rien contre mon cadet : un garçon qui va voyager un peu, voir son frère, avocat à Montpellier, n’est pas à comparer à une petite gueuse qui…

– Encore une fois, père Terral, je n’ai pas à défendre la fille de mon maître ; je ne l’ai jamais vue, vous me cherchez noise à côté… Et si, par-là, vous voulez tromper votre fille sur mes vrais sentiments, je vais devant vous lui dire ce que je n’avais pas osé lui avouer seul à seule…

Et le brave garçon, soulevé par une soudaine poussée de courage, s’en va prendre sa petite amie par la main, et la ramenant sous la pleine lumière de la croisée devant le meunier stupéfait et que du bras droit il tient à distance :

– Aline, dit-il d’un ton ferme et grave,