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parer, puis réactualiser à tout prix son moulin, – ce qui paraissait autrement ardu.

Notre homme n’était point sot, et il avait la langue dorée et venimeuse à la fois. Il louerait un farinel pour remplacer sa fille enfuie, choisirait quelque garçon vaillant et naïf, le dirigerait, le formerait, ferait de la réclame à tour de bras, baisserait les prix de mouture, dénigrerait les moulins rivaux, et surtout ce moulin de La Capelle, si surfait, d’après ses dires, et qui dégringolait tous les jours, par la légèreté du cadet Terral, l’orgueil de son père et la cherté excessive d’un ouvrage routinier et fait sans soin.

Joseph Terral, le frère aîné du meunier de La Capelle le parrain de Linou, le très habile monteur de moulins et de scieries, avait, à l’auberge du Perroquet-Gris, un dimanche, dans une chaude discussion, raillé le Pierrillat – comme il l’appelait avec mépris – sur son pitoyable moulin des Anguilles, ajoutant que le berger de la Gineste en savait plus long que lui, Pierril, sur la manière de fabriquer une roue et de la faire tourner bien horizontale au fil de l’eau. Ce propos n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd ; et, à la foire de Saint-Michel d’Arvieu, huit jours après, Pierril engageait Jean Garric, pour trente écus par an, en qualité de garçon meunier.

Puis, il battit la grosse caisse, annonça qu’il faisait venir des cimenteurs pour sa chaussée, et des meules de La Ferté, alors qu’à La Capelle, on n’avait que de grossières bordelaises ; enfin, qu’il allait installer un blutoir merveilleux où la farine « monterait toute seule ». Cela ne laissa pas de faire quelque impression dans les alentours, surtout lorsque les rares clients qui se hasardaient encore à porter leur grain aux Anguilles racontèrent qu’ils avaient eu affaire à un grand et vigoureux garçon, qui déchargeait et rechargeait les sacs comme des balles de plume, et qui, en outre, se montrait d’une extrême affabilité.

Pierril, d’ailleurs, ne paraissait plus au cabaret de La Garde ; et les pêcheurs à la ligne l’apercevaient, en compagnie de son farinel, réparant le bief de son moulin, remettant des ailes au rouet, épierrant, remblayant et nivelant les chemins d’accès. Bien entendu, les cimenteurs ne vinrent pas ; mais la chaussée cessa de faire eau de partout ; les meules de La Ferté se faisaient attendre ; mais les vieilles bordelaises, soigneusement rhabillées et « entablées » par Jeantou, donnèrent de la belle farine, que l’apprenti meunier s’ingénia et réussit à faire grimper, en effet, sur le blutoir rentoilé, par un petit système de godets fixés sur une courroie sans fin. Quelle transformation ! Quelle résurrection !

La plupart ne s’y trompèrent point : tout cela était l’œuvre du farinel ; mais qu’importait ? Le moulin en bénéficia, les paysans y revinrent, et le tic tac allègre y rythma de nouveau de gais propos et des chansons.

Car Jeantou chantait, étant heureux. Non pas qu’il aimât beaucoup son nouveau maître dont il connut très vite les défauts, ni qu’il eût une absolue confiance en lui. Mais quoi ! Ce moulin était proche de celui de La Capelle. La même eau faisait tourner les deux ; et, quand il allait un instant sur la chaussée pour voir si la « païssière » [1] était pleine, il se disait que peut-être, dans cette eau fraîche et limpide s’étaient mirés les yeux noisette et les cheveux blonds de Linou. Ce ruisseau de la Durenque, qui prenait sa source dans les landes de la Gineste, où Jean, hier, était encore berger, qui traversait les prés de La Capelle, où, petit pâtre dénicheur, il avait connu son amie, et qui arrivait aux Anguilles, grossi d’une foule de sources jaillies des bruyères et des bois, n’était-ce pas comme une chaîne magique, aux anneaux vivants et fleuris, le rattachant à tout ce qui lui était cher ?

Il guettait une occasion d’aller la revoir, la mignonne, sans éveiller la méfiance du père Terral, et sans s’exposer aux railleries de son fils cadet. Un jour, enfin, vers la mi-novembre, il trouva le prétexte souhaité. La sécheresse, cette année-là, se prolongeait d’une façon désastreuse. Les sacs de seigle et d’avoine s’empilaient dans les coins. On ne pouvait satisfaire qu’un petit nombre de clients qui, à peine réhabitués au moulin des Anguilles, menaçaient de le quitter à nouveau. À La Capelle, l’étang mettait une bonne semaine à se remplir, et gardait pendant six jours ses vannes jalousement fermées, au grand désespoir de Pierril, qui levait le poing et proférait des menaces terribles contre ce tyran de Terral, lequel abusait de sa situation pour affamer le pauvre monde, en tenant clos un étang creusé pour les seigneurs au temps de la corvée…

– Ne pensez-vous pas, maître, lui dit Garric, que les barrages établis par les pêcheurs depuis trois mois retiennent aussi beaucoup d’eau qui reste oisive en route ? Si j’allais, avec une bonne pioche et un levier, crever toutes ces petites chaussées, jusqu’au « bouge » même de La Capelle ? Notre « païssière » s’en emplirait deux ou trois fois de plus, et nous contenterions nos pratiques les plus affamées…

– C’est bien pensé, Jeantou ! Va, fais ce que tu dis ; et si, pendant que tu y seras, tu pouvais pratiquer une bonne brèche dans la chaussée de Terral, ou lui démantibuler une de ses vannes, je t’en aimerais encore davantage… Mais une chaussée de quatre-vingts pans d’épaisseur ! Ah ! le brigand !…

Le farinel, sa culotte retroussée jusqu’aux genoux, sa pioche sur l’épaule, un levier dans la main, remonta le cours du ruisseau, le débarrassant, ici, d’un amas de broussailles et de gravier ; là, d’une grosse pierre éboulée du versant : plus loin, de quelqu’une de ces petites digues en mottes taillées à même les prés, et que les pêcheurs édifient en hâte pour arriver en peu d’instants à dessécher un cours d’eau au grand dam des truites et des écrevisses convoitées.

Par-ci par-là, il enleva même quelques poutrelles formant des barrages d’irrigation, en se disant qu’il était moins urgent d’arroser l’herbe des bêtes que de donner du pain à des chrétiens.

Il parcourut ainsi tous les méandres de son cher ruisseau, l’écoutant avec joie hausser le ton quand un barrage cédait sous sa pioche, agréablement distrait, tantôt par la fuite d’une truite dérangée dans sa retraite, et courant se réfugier d’un élan sous les racines des aulnes, tantôt par l’essor d’un martin-pêcheur troublé dans son affût, et qui mettait le vif éclair de ses ailes vertes sous les branches en ogive des hêtres mordorés par l’automne.

À mesure qu’il approchait du Moulin-Bas de La Capelle, une angoisse lui venait. Oserait-il y entrer ? Et sous quel prétexte ? Y trouverait-il Linou ? C’était peu probable, elle devait rester près de sa mère à l’aider dans son ménage, à coudre, à gaver les oies ou les canards…

Et comment, alors, arriver jusqu’à elle ?

Brusquement, après avoir doublé l’espèce de promontoire que le rocher de la Taillade forme, à un coude du vallon, comme pour barrer le passage à la Durenque, Garric aperçut le Moulin-Bas. Au même instant, un bruit de cascade et un soudain grossissement du ruisseau lui apprirent que les Terral avaient mis en branle leurs meules, sans attendre le jour accoutumé.

Sur la porte du moulin, droite, svelte et ses cheveux poudrés de folle farine, Aline apparut, jetant du grain à une équipe de canards, qui évoluaient dans le ruisseau et se hâtaient vers la provende.

Jeantou sentit son cœur s’arrêter : la surprise, la joie et aussi sa timidité soudain reparue, le clouèrent sur place, la gorge sèche et les joues en feu.

Il s’enhardit pourtant, releva le bord de son large feutre enfariné, fit retomber son pantalon sur ses sabots, et s’avança vers la jeune fille. Au bruit de ce pas sonore sur les pierres du gué qui s’étend devant le moulin, Linou tourne la tête, reconnaît Jean, et, saisie, lâche brusquement les coins de son tablier relevé, où elle puisait le grain qu’elle lançait à ses canards.

– Comment ! toi ici, Jeantou ? s’écrie-t-elle. Quelle surprise !

Et elle lui tendit la main, qu’il serra un peu dans ses doigts tremblant.

La surprise de t’y rencontrer est pour moi toute pareille… Depuis quand Aline Terral est-elle meunière au Moulin-Bas ?

– Mais à peu près depuis que tu es farinel aux Anguilles… Cela n’a rien de si extraordinaire, il me semble !

– Si fait, tout de même… Ton père serait-il malade, ou ton frère ? Car ce sont eux qui, d’habitude…

– Malade, non, interrompit Linou d’un ton attristé. Mais je ne te cacherai pas que ça ne va pas bien chez nous.

– Véritablement ?

– Non, pas bien du tout. Mon père a querellé mon frère Fric… Et mon frère est parti pour le Languedoc…

– Ton frère ?…

– Oui, depuis quinze jours… Et qui sait quand nous le reverrons, ou même s’il reviendra, le malheureux !

– Seigneur ! que m’apprends-tu là ?

– Alors, je me suis mise à faire marcher ce moulin ; étant fille et nièce de maîtres, je crois pouvoir dire que je ne m’en acquitte pas trop mal, non plus…

– Oh ! Linette, fit Jean en joignant ses mains, quelle rencontre que notre double apprentissage au même moment ! Mais cela a tout l’air d’avoir été réglé par la volonté de ta sainte patronne et de mon vénéré patron… Quoi, meuniers, tous deux, à une demi lieue l’un de l’autre… et sur le même ruisseau !

– Oui, c’est curieux, en effet, ripostait la jeune fille, d’un air moitié attendri, moitié malicieux… Mais entre donc, au lieu de prendre racine là, au bord de l’eau, comme un saule ou comme un vergne…

Tous deux pénétrèrent dans le moulin, dont la porte resta ouverte. Les deux cou-

  1. Réservoir.