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que de frais d’entretien !… Et il faut être adroit, actif, se lever avant le jour quand l’eau s’échappe, oisive, et travailler encore souvent le soir, après la soupe, à la lueur du « calèl ».

Puis, il parlait avec orgueil de son fils aîné, reçu avocat à Montpellier et qui lui avait longtemps coûté mille écus par an ; et de son cadet, qui serait intelligent à revendre, mais qui avait le tort de fréquenter trop les oisifs de La Capelle ; et, enfin, de Linette, une jeune personne point « indifférente » du tout, laborieuse et fine comme une abeille, et qui, dans quelques années, serait un assez beau parti… Ceci, hélas ! Jean ne le savait que trop ; et les derniers mots de Terral semblaient dire : « Linou n’est pas pour les beaux yeux du pâtre de la Gineste. »

N’empêche que le brave garçon s’acquitta très convenablement de son rôle d’aide meunier, qu’il fit preuve d’adresse, de sang-froid et que, la meule courante en place, il ne fut nullement tenté, quand Terral la mit soudain en mouvement, à titre d’essai, et avant de la recouvrir du tambour, de baisser vivement la tête, comme un novice, sous l’éclair circulaire qui en jaillissait, témoignant de son parfait équilibre.

– C’est bien, Jeantou ! tu es courageux autant qu’adroit, tu ferais un bon meunier.

– Merci de ce que vous me dites là, père Terral, car je viens de me louer comme farinel, ici près, au moulin de la Garde, de la Garde-du-Loup…

Terral bondit, se campa devant le berger, les yeux écarquillés et la bouche ouverte de surprise :

– Qu’est-ce que tu dis ? Tu vas demeurer au moulin de la Garde, toi ? au moulin des Anguilles, comme nous l’appelons communément ?… Chez Pierril ?…

– Mais oui, père Terral ; c’est une idée qui m’est venue, comme ça, de quitter le troupeau et de me faire meunier, mécanicien plus tard, si je peux… Est-ce que vous trouvez que j’ai tort ?

– Tort ? Non… Mais qu’est-ce qui te cuit aux yeux d’entrer dans un moulin de misère pareil ? Le moulin des Anguilles ! Sais-tu bien ce que c’est ?

– Je sais que c’est un moulin moins en règle et moins fréquenté que le vôtre…

– Mais il n’existe pas, le moulin des Anguilles, Jeantou ; il n’existe pas… Sa chaussée tient l’eau comme un crible ; les vaches paissent dans son réservoir ; ses meules sont usées, ses roues pourries… Il ne moud pas dix setiers de blé dans un an… On m’a conté que, chaque fois qu’on le met en train, il commence par écraser plusieurs nichées de rats nés et allaités sur sa meule…

Et, une fois lancé sur ce terrain, Terral, – qui avait le verbe pittoresque, comme ses frères Joseph et Pataud, et qui sentait, d’ailleurs, confusément qu’entre les mains d’un meunier même ivrogne et paresseux comme Pierril, mais aidé d’un garçon tel que Jean Garric, ce moulin des Anguilles, si méprisé, pouvait lui faire une concurrence sérieuse, – Terral déversa des flots de moqueries et de sarcasmes, dans l’espoir de détourner l’ex-berger de son projet. Mais c’était peine perdue : Jean était homme de parole, et il s’était engagé avec le meunier de La Garde, le jour de la foire de Saint-Michel d’Arvieu.

– Tant pis ! ajouta Terral… Je regrette de te voir entrer dans une baraque pareille et chez un propre à rien comme ce Pierrillat… J’espère que tu n’y resteras pas longtemps…

Et comme, à ce moment, le meunier et son compagnon arrivaient de nouveau près de la maison d’habitation, et au bas du chemin qui mène à La Capelle, Terral se contenta de remercier assez froidement Jeantou, qui, sans doute, avait espéré mieux, – par exemple, une invitation à souper, et la possibilité de revoir longuement sa petite amie. Ils se serrèrent la main, et le pauvre garçon gravit mélancoliquement le sentier qui conduisait chez ses parents, – non sans se retourner souvent pour voir, au fond de la vallée, luire, sous la lune qui se levait, les ardoises du moulin et l’étang moiré que trouait à peine, de temps en temps, le saut d’une truite en chasse de phalènes. Le ruisseau semblait sangloter sous les aulnes et sur les pierres, comme son cœur à lui dans sa robuste poitrine d’amoureux et sous sa modeste blouse de berger, gonflées pourtant d’un grand souffle d’espérance.


DEUXIÈME PARTIE

I

C’était un bien singulier et piteux moulin, en effet, que celui de La Garde, – ou plutôt des Anguilles, comme on l’avait plaisamment surnommé, parce que son bief, sa chaussée, son « bouge » étaient dans un tel état de délabrement et d’abandon, que les anguilles pouvaient aisément s’y abriter dans les murs effrités et croulants, telles les abeilles dans les alvéoles des ruches.

Situé, comme nous l’avons dit, au-dessous du moulin de La Capelle-des-Bois, dans un vallon, ou plutôt un ravin d’accès difficile, à une demi lieue du village de La Garde, il n’avait jamais eu qu’une clientèle fort restreinte, diminuée encore peu à peu par l’incurie du meunier Pierril, paresseux et ivrogne, qui passait ses journées et une partie de ses nuits dans les cabarets de La Garde, d’où il ne redescendait qu’en titubant et roulant par des sentiers de chèvre, pour injurier et malmener sa femme et sa fille Mion, celle-ci une belle personne, aux yeux verts d’eau et aux cheveux de soleil.

Longtemps le braconnage, et surtout la pêche des truites et des anguilles, qui foisonnaient alors dans la région, et que notre homme s’entendait à merveille à capturer et à aller vendre dans les auberges du chef-lieu de canton, avaient suffisamment gonflé de pièces blanches le large gousset où plongeaient sans cesse ses doigts, mais pour y chercher sa tabatière de merisier plus souvent que des sous. Puis, les paysans du Ségala s’étant mis à améliorer leurs terres par l’emploi de la chaux, les écumeurs de ruisseaux s’étaient avisés d’en voler de temps à autre un sac aux laboureurs et d’en empoisonner les truites, dépeuplant ainsi la Durenque, le Gifou et leurs affluents, au grand désespoir des vrais pêcheurs en général, et de Pierril en particulier : on avait tué sa poule aux œufs d’or.

Quelque temps encore, il se soutint par de petits emprunts d’argent aux jeunes gens aisés des mas voisins qui ne dédaignaient pas de descendre au moulin, sous prétexte de pêcher des écrevisses, en réalité pour courtiser la fille du meunier, qu’on disait n’être point trop farouche et qui, malgré la misère du logis et les bourrades du père, était devenue la plus belle meunière de la région. De plus, les galants payaient de copieuses ripailles les complaisances du bonhomme, qui avait accoutumé de répéter cyniquement :

– Une fille vaut une vigne.

Mais, un jour, la belle meunière des Anguilles, la rousse Mion, leva le pied ; et l’on apprit bientôt après qu’elle était en condition à Montpellier, la capitale du « pays bas », la ville qui fascinait alors, comme les tente aujourd’hui Paris, les gens de nos montagnes, et qui dévorait nos plus fraîches filles et nos plus robustes garçons.

Pierril se sentant perdu, dans l’impossibilité de payer ses créanciers, d’acheter une robe pour sa femme et un tricot pour lui, voyant ses clients essaimer vers les moulins des alentours, et les rats se livrer bataille dans ses trémies vides et sur ses meules endormies, – Pierril, un matin, prit deux grandes résolutions : ne plus boire, – chose assez facile puisque son gousset était percé et que le cabaretier ne voulait plus lui faire crédit, – et ré-