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champignons vénéneux, les rondes et plates faces de l’ignominieuse bourgeoisie. Peut-on employer autre chose que les dents d’une fourche pour parler à ces végétations de matières légales ? Est-ce que tout cela a le sentiment ? est-ce que tout cela a la pensée ? Un homme de cœur peut-il vivre dans une pareille société ? Cela s’appelle-t-il vivre que de traîner ses jours parmi cette cohue immonde ? Est-ce ma faute à moi, est-ce notre faute à nous, qui avons au cœur la poésie de l’avenir, si la nature nous a donné des fibres pour aimer, une intelligence pour le bien, de l’enthousiasme pour le beau, et si nous ne rencontrons à chaque pas que des difformités intellectuelles et morales ? Est-ce notre faute à nous si dans pareille société nous ne trouvons à dépenser que de la haine, si nous ne pouvons nous y repaître que de dégoûts ? Ô Scandale ! furie vengeresse, sois toujours ma compagne tant que ce monde sera le vieux monde, tant que l’obésité et l’obscénité bourgeoises s’épanouiront sur le velours de l’exploitation, tant que la servilité et la crétinité ouvrières ramperont dans l’ornière et sous le licou du capital !

Oui, il en faut comme moi, il en faut comme nous – les maudits, les rebelles – pour marcher inflexibles – dans la direction du progrès, pour remuer les blocs inertes, affronter les avalanches de cailloux et aplanir le chemin à ceux qui ont le même but, mais qui font la propagande avec des formes moins irritantes, de la polémique avec des épithètes plus pacifiques.

Scandale, furie vengeresse, à toi ma plume et ma lèvre !

C’est par toi que la haine entre dans le cœur de l’homme. C’est par toi que son esprit s’éveille à la lumière. C’est par toi que le méchant tremble, c’est par toi que le bon espère.

S’il y a encore, ou plutôt s’il y a déjà quelque pudeur dans le monde, Scandale, furie vengeresse, grande redresseuse des mœurs, c’est à toi qu’on le doit.

C’est toi qui force les ennemis de l’idée nouvelle à servir cette idée en la critiquant. Tout ce qui parle de socialisme, en bien ou en mal, propage le socialisme en propageant son nom. Tôt ou tard, la vérité se dégage de la contre-vérité, elle a raison à la longue de ses détracteurs. Le mutisme seul lui est nuisible, et c’est toi, Scandale, qui imposes la parole aux muets et, bon gré mal gré, les contraint à se faire les hérauts de ce qu’ils persécutent.

Scandale, autorité anarchique, tu es plus puissante que toutes les autorités du monde officiel. Les rois et les bourgeois, les empereurs et leurs sujets ne peuvent que mettre le bâillon de la mort sur la bouche des hommes ; toi, voix stridente, fibre électrique, tu fais parler même les bornes !

Ô Scandale ! grand éducateur des sourds et muets, souffle révolutionnaire, déité satanique, déploie tes ailes et vibre sur le monde ; fais jaillir l’idée de tous ces cerveaux de granit, comme les sons sibyllins du fond des grottes.

Scandale, tu es l’orgue qui fait que les fronts des civilisés se prosternent dans leur opprobre et que leur pensée s’élève jusqu’aux sphères de l’harmonie future.

Mugis et tonne encore, tempête provocatrice.

L’éclat de tes mugissements est un hymne salutaire.

À toi ma plume et ma lèvre, Scandale !

Joseph Dejacque

(Le Libertaire, no4, 2 août 1858)