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ment. Et cependant l’idée fermente en elle, et l’illumine intérieurement dans son sommeil, en attendant qu’elle soit assez puissante pour lui faire ouvrir les yeux et rayonner par sa prunelle. Un pan de sa vie, sa robe charnelle, est pris dans le sépulcre du passé ; un autre pan, son esprit flotte au vent de l’avenir.

C’est à nous, révolutionnaires, lambeaux de l’humanité, que le souffle du progrès soulève, haillons sociaux que la lumière colore de ses feux pourpres, et qu’elle arbore au-dessus des civilisés comme un épouvantail ou un drapeau, — épouvantail pour ceux qui veulent rester stationnaires, drapeau pour ceux qui veulent s’élancer en avant, — c’est à nous d’activer l’œuvre de décomposition, à nous d’essayer de desceller la pierre qui retient l’humanité dans l’immobilisme, à nous de lui frayer les voies de l’universelle régénération.

Deux manières d’agir se présentent à celui qui veut se faire le propagateur des idées nouvelles. L’une, c’est la discussion calme, scientifique, qui sans rien abdiquer des principes, les expose et les commente avec une exquise courtoisie, avec une ferme modération. Ce procédé consiste à infiltrer goutte à goutte la vérité dans les intelligences déjà préparées, intelligences d’élite, encore en proie à l’erreur, mais animées de bonne volonté. Missionnaires de la Liberté, prédicateurs au regard souriant, à la voix caressante, (mais non pas hypocrite), ils versent avec le miel de leur parole la conviction dans le cœur de ceux qui les écoutent ; ils initient à la connaissance du vrai ceux qui en ont le sentiment. L’autre, c’est la discussion acerbe, bien que scientifique aussi, mais qui, campée dans les principes comme dans une cotte de mailles, s’arme du scandale comme d’une hache pour frapper à coups redoublés sur les crânes bardés de préjugés, et les forcer à s’agiter sous leur épaisse enveloppe. Pour ceux-là, il n’y a pas de paroles assez acérées, pas d’expressions assez tranchantes pour faire voler en éclats toutes ces ignorances d’acier trempé, cette pesante et sombre armure qui aveugle et assourdit les lourdes masses populaires. Tout leur est bon — le dard aigu et l’huile bouillante — pour faire tressaillir jusque dans leur for intérieur et sous leur écaille de tortue ces intelligences apathiques, et faire résonner, en les déchirant, ces fibres qui ne résonnent pas. Circulateurs agressifs, damnés et damnateurs errants, ils marchent, sanglants et saignants, le sarcasme aux lèvres, l’idée au front, la torche au poing, à travers les haines et les huées, à l’accomplissement de leur fatale tâche ; ils convertissent comme l’esprit de l’enfer convertit : par la morsure et par le feu.

Les deux manières de procéder sont bonnes et utiles, selon le genre d’auditeurs que l’on rencontre sur sa route. Il en faut des uns et il en faut des autres. C’est pour les uns et pour les autres une affaire de tempérament, une question de condition dans la société actuelle. On peut même alternativement être l’un et l’autre, selon la disposition d’esprit ou le milieu dans lequel on se trouve. Les uns comme les autres, s’ils ne bronchent pas dans les principes, s’ils restent fermes dans la liberté, sont les agents provocateurs de la Révolution. Seulement, dans nos sociétés civilisées, c’est le petit nombre qui est disposé à écouter, c’est le grand nombre qui fait la sourde oreille et c’est par le scandale qu’on lui perce le tympan.

Comment d’ailleurs, ne pas employer des mots forgés avec la langue du mépris pour pénétrer dans ce fumier du monde où se pavanent, comme des