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pour la plupart le but suprême, la justification de tous les méfaits, l’excuse de toutes les bassesses ; en même temps, l’art, la littérature, la science, la spéculation philosophique, etc., tout ce qui constitue la parure des civilisations, se mercantilisait peu à peu, et aujourd’hui nous assistons au plein épanouissement de cet âge d’or, au pire sens de l’expression. Il importe extrêmement d’enrayer cette dégénérescence : c’est, pour l’avenir de nos sociétés, une question d’être ou de ne pas être.

Ch. Letourneau.

(L’Évolution du Commerce, préface, v-vii ; Vigot frères, éditeurs. 10, rue Monsieur-le-Prince, Paris.)

LE SCANDALE



Nous vivons une époque de décadence. Le monde n’est peuplé que de cadavres ambulants. Tout ce qui se meut se meut avec lenteur. Une souveraine indolence pèse sur les nations et sur les individus. Cependant, en regardant profondément dans ce charnier humain, on aperçoit la vie souterraine qui s’agite, pullule, et s’aventure parfois à la surface. Notre siècle est un siècle de transition ; sous son apparente inertie s’opère une immense transformation. Ce n’est pas encore la mort entière du vieil ordre social, et déjà c’est le commencement du nouveau. L’opération, pour être latente, n’en est pas moins réelle. Gouvernement, propriété, famille, religion, tout ce qui composait l’organisme des sociétés civilisées se détraque et tombe en pourriture. Il n’y a plus de morale ; la morale du passé n’a plus de sève, celle de l’avenir n’est encore qu’un germe. Ce qui pour l’un est le bien, pour l’autre c’est le mal. La justice n’a d’autre critérium que la force ; le succès légitime tous les crimes. La pensée comme le corps se prostituent dans le commerce des intérêts mercantiles. Il n’y a plus de joies possibles, si ce n’est les joies de la brute. La dignité, l’amitié, l’amour sont bannis de nos mœurs, gisent séparés l’un de l’autre, ou périssent strangulés sitôt qu’ils veulent se faire jour à travers cette société officiellement bourgeoise. Il n’y a plus ni grâce ni beauté dans ce monde, ni naïf sourire ni délicat baiser. Le sentiment de l’art est remplacé par le goût de l’ignoble et du grotesque. La société, dans sa décrépitude, a recours à de sanglantes flagellations pour surexciter sa vieille carcasse et se donner parfois encore d’affreux semblants de virilité. L’atonie, la gangrène ont émoussé toutes ses facultés pour le travail comme pour le plaisir. Elle ne peut plus jouir de rien. Pour elle, le travail est une peine et le plaisir un travail. Elle ne sait ni ce qu’elle veut ni ce qu’elle ne veut pas. Tout lui pèse ; elle trébuche et s’affaisse dans toutes les débauches et toutes les lâchetés. Elle voudrait sortir de cet horrible cauchemar, secouer ce fardeau de dégradation qui l’étouffe ; elle a hâte de se réveiller ; elle sait qu’elle n’a qu’à se dresser sur ses pieds pour anéantir cette oppression, et elle est tellement énervée qu’elle n’a pas la force de se relever, pas le courage de vaincre son engourdisse-