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le vivant spectre de la famine et du désastre, lentement il monte l’avenue des Champs-Élysées. Déjà le rond-point est dépassé. Le chemin, devant eux, jusqu’à l’Arc de Triomphe, s’étend boueux et morne. Des deux côtés, des maisons fermées, des hôtels abandonnés, par-ci par-là la tache blanche d’une enseigne de calicot sur lequel on lit le mot Ambulance. Le général se retourne, et derrière lui, jusqu’aux Tuileries, l’avenue, toujours aussi déserte, s’allonge dans la monotonie et la boue, serrée entre les arbres dépouillés, comme un sentier de forêt creusé de fondrières et raviné de trous. Sur le macadam défoncé, sur la chaussée mal entretenue où défilait jadis, dans les belles après-dînées mondaines, tout ce que Paris luxueux avait de galanterie, d’amour et de sourire, seul, un fourgon d’ambulance est aperçu. Des blessés y sont étendus gémissant à chaque cahot des roues, et le général, qui continue sa marche, les salue avec le geste classique de Napoléon Ier disant dans les vieilles estampes : « Honneur au courage malheureux. » Soudainement, à mesure qu’il approche de l’Arc de Triomphe, qui là-haut ouvre au bout de l’avenue son arche gigantesque, l’idée de l’ambulance qu’il vient de rencontrer se mêle à son vague souvenir des femmes élégantes que l’heure du bois lui avait si souvent montrées dans leurs voitures, en cet endroit, sous l’Empire. Peu à peu, les formes indécises flottant dans son esprit deviennent plus certaines, elles prennent un corps, et devant ses yeux Mme de Pahauën, mondaine et ambulancière, se lève avec toutes ses grâces et ravit son souvenir avec l’étalage de toutes ses séductions. Ah ! maintenant, comme il regrette sa colère d’il y a trois mois, l’excès de son emportement,