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avait paru s’intéresser vivement aux ailettes de zinc des obus, à la mathématique de la trajectoire. Un jour même elle avait poussé la bonne grâce jusqu’à jouer au bouchon. Une heure tout entière, ses jupons ramenés entre ses jambes de façon à former culotte et à ne pas gêner ses mouvements, elle fit la partie avec une escouade de gardes nationaux. Autour d’elle les postes voisins quittant leurs baraquements s’étaient groupés, la pipe à la bouche, émerveillés de la générosité avec laquelle elle jouait vingt francs contre deux sous, à tous les coups. Par diplomatie, pour accroître sa popularité, elle avait eu la malice de perdre, et le soir, avec l’argent de son enjeu, tant de bouteilles furent bues dans les cantines, tant de toasts furent portés en son honneur, des voix avinées répétèrent si bruyamment les paroles de patriotique encouragement qu’elle avait prononcées tout en jetant ses palets, que Mme de Pahauën, universellement, fut reconnue comme une sorte de divinité. Les courtes intelligences populaires, toujours portées à la glorification et au symbolisme, voyaient en elle on ne savait quel personnage extraordinaire incarnant dans la ville en armes la gaieté française résistant à tous les échecs, triomphant de tous les désastres, répondant ironiquement aux éclats d’obus par des éclats de rire. Maintenant cette prostitution glorieuse contrebalançait l’influence morale du képi même de M. Victor Hugo.

Aussi, les jours qui suivirent le départ de Mme de Pahauën, les bastions s’attristèrent. Il y avait moins d’entrain le long des remparts, et les gardes nationaux, en sentinelle, bâillaient, regardant désespérément si le chemin désert à perte de vue n’allait pas leur ramener