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voisines, un lit restait vide, je suis admis. Je dépose enfin mon sac, et en attendant que le major m’interdise de bouger, je vais me promener dans le petit jardin qui relie le corps des bâtiments. Soudain surgit d’une porte un homme à la barbe hérissée et aux yeux glauques. Il plante ses mains dans les poches d’une longue robe couleur de cachou et me crie du plus loin qu’il m’aperçoit :

— Eh ! l’homme ! qu’est-ce que vous foutez là ?

Je m’approche, je lui explique le motif qui m’amène. Il secoue les bras et hurle :

— Rentrez ! vous n’aurez le droit de vous promener dans le jardin que lorsqu’on vous aura donné un costume.

Je rentre dans la salle, un infirmier arrive et m’apporte une capote, un pantalon, des savates et un bonnet. Je me regarde ainsi fagoté dans ma petite glace. Quelle figure et quel accoutrement, bon Dieu ! avec mes yeux culottés et mon teint hâve, avec mes cheveux coupés ras et mon nez dont les bosses luisent, avec ma grande robe gris-souris, ma culotte d’un roux pisseux, mes savates immenses et sans talons, mon bonnet de coton gigantesque, je suis prodigieusement laid. Je ne puis m’empêcher de rire. Je tourne la tête du côté de mon voisin de lit, un grand garçon au type juif, qui crayonne mon portrait sur un calepin. Nous devenons tout de suite amis ; je lui dis m’appeler Eugène Lejantel, il me répond se nommer Francis Émonot. Nous connaissons l’un et l’autre tel et tel peintre, nous entamons des discussions d’esthétique et oublions nos infortunes. Le soir arrive, on nous distribue un plat de bouilli perlé de noir par quelques lentilles, on nous verse à pleins verres du coco