Page:Les Ravageurs, Jean-Henri Fabre.djvu/156

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
134
LES RAVAGEURS

vont s’établir dans un ordre pareil sur les feuilles voisines.

Les voilà toutes attablées. La discipline la plus sévère règne dans ce réfectoire d’une feuille : chaque chenille ronge le point juste en face de sa tête, sans incliner à droite ou à gauche, ce qui diminuerait la part des voisines ; sans dépasser en avant la ligne de front, ce qui ébrécherait les provisions futures ; sans reculer, ce qui troublerait les rangs de l’arrière. Dans ces conditions, quelques bouchées, pas plus, reviennent à chacune des chenilles. C’est bien peu quand on a l’appétit d’une larve. Il en faut d’autres, mais comment faire ? Se répandre au hasard sur les premières feuilles venues ? Très largement, il y a place pour toutes sur l’arbre. Mais ce serait grave imprudence : il faut rester ensemble, car l’association est la force des faibles, il faut rester ensemble pour en imposer aux ennemis. Faire chacune à sa tête sans se quitter, et ronger telle place que l’on voudra sur la même feuille, a des inconvénients non moins sérieux. La confusion amènerait le gaspillage, et puis bien difficilement toutes auraient leur part : les unes regorgeraient de vivres, à côté d’autres qui périraient de faim. Dans ce désordre, on échangerait des coups de mandibules pour trouver où s’attabler, on se disputerait à mort un petit coin de la feuille, et la guerre civile les décimerait, car il n’y a pas de plus mauvais conseiller que le ventre. L’ordre seul peut les tirer d’affaire, l’ordre qui sauvegarde les sociétés des hommes comme les sociétés des chenilles.

Jules. — Comment font-elles donc ?

Paul. — Nous y sommes. Chaque chenille, vous