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CONTES ORIENTAUX

étonné de trouver ici une femme, car vous n’ignorez pas sans doute qu’il est défendu, sous de très rigoureuses peines, aux hommes et aux femmes qui habitent ce sérail, d’avoir ensemble quelque communication, mais l’importance des choses que j’ai à vous dire m’a fait mépriser tous les périls ; j’ai eu l’adresse et le bonheur de lever tous les obstacles qui s’opposaient à mon dessein ; j’ai gagné les eunuques qui vous servent, enfin, je me suis introduite dans votre appartement. Il ne me reste qu’à vous dire ce qui m’amène, et c’est ce que vous allez entendre. »

Ce début intéressa Calaf ; il ne douta point que la dame, puisqu’elle avait fait une démarche si périlleuse, n’eût à lui dire des choses dignes de son attention. Il la pria de se remettre sur le sofa, ils s’y assirent tous deux, ensuite la dame reprit la parole en ces termes :

« Seigneur, je crois devoir commencer par vous apprendre que je suis fille d’un kan, tributaire d’Altoun-Kan. Mon père, il y a quelques années, fut assez hardi pour refuser de payer le tribut ordinaire ; et se fiant un peu trop à son expérience dans l’art militaire ainsi qu’à la valeur de ses soldats, il se mit en état de se défendre si on venait l’attaquer. Cela ne manqua pas d’arriver. Le roi de la Chine, irrité de son audace, envoya contre lui le plus habile de ses généraux avec une puissante armée. Mon père, quoique moins fort, alla au-devant de lui. Après un sanglant combat, qui se donna sur le bord d’un fleuve, le général chinois demeura victorieux. Mon père, percé de mille coups, mourut pendant l’action ; mais en mourant il ordonna qu’on jetât dans le fleuve ses femmes et ses enfants, pour les préserver de l’esclavage. Ceux qu’il chargea de cet ordre généreux, mais inhumain, l’exécutèrent ; ils me précipitèrent dans l’eau avec ma mère, mes sœurs