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510 L’AME MECONNUE.

lie ; et tandis que ces pauvres gens, tout préoccupés d’intérêts vulgaires et matériels, ramassaient à nos pieds les inventions de toute sorte de M. Brunel, que nous y avons laissées dédaigneusement, nous enlevions h leur barbe cette admirable semence pour la répandre et la propager sur notre sol.

Il faut le reconnaître, la culture a été bonne ; il y a eu de profonds sillons tracés à bec de plume ; il y a eu engrais de poésies mélancoliques, fumier de romans : aussi comme elle agrandi, prospéré, multiplié ! L’ivraie le dispute au bon grain, et l’étouffera bientôt. Qu’est-ce donc que l’âme méconnue ? Je vais tâclier de vous l’expliquer. Ce n’est pas sans intention que je l’ai compaiée h une Deur ( il y a des fleurs très-laides et qui sentent mauvais ). En effet, comme la fleur, elle est des deux sexes : il y a l’âme niéconnue-bomnie , et l’âme méconnue-femme.

L’âme méconnue-bomme est assez rare, et ne pousse guère que dans la zone littéraire. Ou la qualifierait mieux peut-être en l’appelant génie méconnu, attendu que les individus de cette espèce appellent (jéiiic tout ce qu’ils pensent, tout ce qu’ils sentent, tout ce qu’ils disent. Cependant ce nom n’est pas généralement adopté. Les pères de famille les aiipellent des fainéants ; les gens d’affaires , des imbéciles, et les mariiiandes de modes les confondent quelquefois avec les poètes. Donc, si nous en avons parlé, c’est pour prier nos confrères en botani(]ue morale de vouloir bien diriger leurs obscrvationssur ce genre de végétaux, si par basard il en tombe quelque individu sous leur loupe.

.le ne m’occuperai donc que de l’ânio méconnue-femme, dont la multiplication mérite de fixer les regards du pbilosoplie.

L’àme méconnue-femme est, en général, d’un aspect plutôt bizarre qu’agréable. Elle affecte des formes insolites et cependant très-diverses. Toutefois, la plus commune se reconnaît aux signes extéiieurs suivants ; des robes d’un taffetas bistre passé, onde mousseline-laine noire et rouge, un cbapeau de paille cousue orne de velours tranchant, des gants de lilet, très-peu ou point de cols ou de collerettes : tout ce qui est linge blanc lui est antipaibiquc ; un lorgnon d’écaillé suspendu au cou par un petit cordon de cheveux, une broche avec dessus de ci istal oîi il y a des cheveux, bague où il y a des cheveux, bracelets tissés de cheveux avec fermoir enfermant d’autres cheveux : l’âme méconnue a énormément de cheveux, excepté sui’ la tête. Le peu que les profondes rêveries lui en ont laissé pend à l’anglaise le long de joues creuses et d’un cou remarquablement long et fibreux. L’auréole des yeux est d’un jaune sentimental et terreux, que les larmes ne lavent pas toujours suffisamment ; la main est blanche, tachetée d’encre ’a l’index et au médius, et légèrement bordée de noir "a l’extrémité des ongles. Quanta ce parfum de femme que don Juan percevait de si loin, il nous a paru sensiblement altéré eu elle par l’absence de toute espèce de parfums.

En général, l’âme méconnue ne prend toutson développement que fort lard, entre trente-six et (]uaranle ans. C’est une fleur d’autonmc qui souvent passe l’hiver et résiste aux frimas qui blanchissent sa corolle. On cite cependant quelques exemples d’âmes méconnues (pii ont fleuri au printemps, de dix-huit à vingt ans. Mais ce n’a pu être qu"a l’aide d’une chaleur factice, d’une culture forcée, chauffée de romans