Page:Les Français peints par eux-mêmes - tome I, 1840.djvu/410

Cette page n’a pas encore été corrigée

508 L’EMPLOYÉ.

nulle part. Règle géniVale, il n’y a pas de plus triste condition, d’imagination plus inécontcnte et plus tourmentée que celle de l’employé. Qu’on se figure un homme gagnant à peine de quoi vivre, obligé de solliciter, de s’abaisser, de ramper pour obtenir justice, et convaincu par les plus tristes expériences que s’il ne sollicite pas, ne s’abaisse pas, ne rampe pas, s’il se borne "a attendre, se confiant dans l’impartialité des dispensateurs d’emplois, il pourrira au pied ou sur les derniers barreaux de l’échelle administrative. Que faire ? dans celte dure alternative, il se résigne aux nécessités que l’intrigue lui a faites : il intrigue à son tour, il se démène, il s’ingénie "a deviner les hommes qui deviendront puissants, s’attache à eux et {larvieiit quelquefois, en coudoyant celui-ci, renversant celui-Ta, laissant derrière lui des droits réels, incontestables, "a se carrer dans une sinécure de huit à dix mille francs. Quoi qu’il en soit, tandis que les uns et les autres maugréent, se lamentent , maudissent l’intrigue ou profilent de l’intrigue, le temps a marché pour tous. L’époque de la retraite est venue et l’employé compte irenie ans de service. Mais ici , nouvelles doléances, nouveaux sujets de désolation. Tant que l’employé a été jeune, il a soupiré après le jour oîi il pourrait prendre sa retraite, briser ses chaînes, recouvrer sa liberté , son indépendance , son franc-parler, etc. ; mais vienne l’époque jadis lant désirée, et son langage n’est plus le même. On dirait le bûcheron de 1,1 fable en face de la Mort. « Quoi ! déj’a ! s’écrie-t-il ; quelle injustice ! quelle barbarie ! A peine commençais-je ’a recueillir le fruit de mes travaux , "a pouvoir vivre de ma place, et l’on me renvoie, et l’on supprime d’un trait de plume la moitié de mes revenus ! Moi, qui ai tant de plaisir a juger, classer, rédiger, calculer, expéditionner ! que vais-je devenir ? » L’employé oublie alors qu’il fut un temps où il s’indignait de ce que des vieillards, des ganaches, s’obstinaient à barrer le chemin aux jeunes gens. N’importe ; on le met a la retraite "a son tour, contre son gré, en dépit de ses réclamations, et si tous ses enfants sont mariés ou placés, si rien ne le retient plus "a Paris, il se retire dans quelque petite ville des environs où il vit d’ordinaire jusqu’à quatre-vingts ans. Heureux quand ses économies lui ont permis d’acheter un carré de terre et de s’abonner, de moitié avec le maire de l’endroit, au vétéran des journaux de l’opposition !

Cependant celte résignation et cette longévité rencontrent des exceptions fâcheuses. « Connaissez-vous la nouvelle ? dit quelquefois , en taillant sa plume, un employé ’a ses camarades de bureau ; notre ancien Chef ?

— Eh bien ?

— Vous savez qu’il s’élait retiré dans les environs de Chantilly, aux portes d’un charmant village, en face d’une végétation niagnifi(|ne, admirable ; mais, le pauvre homme ! c’est la verdure de ses cartons qu’il lui fallait. Dès qu’il a cessé de la voir, sa santé est allée en dépérissant , il a langui six mois , lui , si content et si heureux dans la poussière de son bureau ! Enfin, l’ennui a voûté son dos, fait vaciller ses jambes ; il s’est peu ’a peu affaibli , affaissé

— Et comment va-t-il maintenant ?

— Très-bien : il est mort, d

Paul Duval.