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L’ÉPICIER.


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’autres, des ingrats, passent insouciamment devant la sacro-sainte boutique d’un épicier. Dieu vous en garde ! Quelque rebutant, crasseux, mal en casquette, que soit le garçon, quelque frais et réjoui que soit le maître, je les regarde avec sollicitude, et leur parle avec la déférence qu’a pour eux le Constitutionnel. Je laisse aller un mort, un évêque, un roi, sans y faire attention ; mais je ne vois jamais avec indifférence un épicier. À mes yeux, l’épicier, dont l’omnipotence ne date que d’un siècle, est une des plus belles expressions de la société moderne. N’est-il donc pas un être aussi sublime de résignation que remarquable par son utilité ; une source constante de douceur, de lumière, de denrées bienfaisantes ? Enfin n’est-il plus le ministre de l’Afrique, le chargé d’affaires des Indes et de l’Amérique ? Certes, l’épicier est tout cela ; mais ce qui met le comble à ses perfections, il est tout cela sans s’en douter. L’obélisque sait-il qu’il est un monument ?

Ricaneurs infâmes, chez quel épicier êtes-vous entrés qui ne vous ait gracieusement souri, sa casquette à la main, tandis que vous gardiez votre chapeau sur la tête ? Le boucher est rude, le boulanger est pâle et grognon ; mais l’épicier, toujours prêt à obliger, montre dans tous les quartiers de Paris un visage aimable. Aussi, à quelque classe qu’appartienne le piéton dans l’embarras, ne s’adresse-t-il ni à la science rébarbative de l’horloger, ni au comptoir bastionné de viandes saignantes où trône la fraîche bouchère, ni à la grille défiante du boulanger : entre toutes les boutiques ouvertes, il attend, il choisit celle de l’épicier pour changer une pièce de cent sous ou pour demander son chemin ; il est sûr que cet homme, le plus chrétien de tous les commerçants, est à tous, bien que le plus occupé ; car le temps