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152 LA GARDE.

grande, celle qu’éprouve un auleui- haliilc lorsqu’il exerce son génie sur des fables. Quelii«efois ses jeunes années se perdent dans un mystère qui autorise les conjeetuies les plus diverses et permet les histoires les plus fantastiques : mariée de bonne beurc à un jeune étourdi, elle est restée veuve, sans fortune, avec quatre enfants en bas âge ; (le la, série d’aventures a remplir l’existence de cini] générations. Elle a inévitablement a la suite de sa première couche essuyé toutes les vicissitudes que Lucine dans ses jours de mauvaise humeur envoie a ses patientes. Est-elle lasse de radoter sur la séduction de sa jeunesse, elle se transporle alors dans un hospice où elle est censée avoir passé les plus belles années de sa vie ; toutes ces transmigrations mentttles ne laissent pas que de jeter une certaine variété sur son existence ; elle n’hésite donc pas a se forger un passé à sa guise et s’identifie si complélenieiit à ses mensonges qu’elle croit avoir éprouvé réelleraentce qu’elle raconte. Comme une jeune lénnne qui ne souffre pas et qui se voit obligée de garder le lit ne s’amuse guère, il arrive parfois que le baliil de madame Jacquemart obtient du succès près de son accouchée ; s’il en est autiement, elle se rabat sur les domesli(ines de la maison et trouve bien le tem|)s d’établir de longs entretiens avec eux, soit dans l’antichambre, soit dans la cuisine, soit même dans la chambre de madame où elle cause îi voix basse avec la femme de chambre.

Par suite de son goût pour la narration, madame .lacqueniart est fort curieuse ; elle sait qu’un grand poète a dit : (fu’iconqne ne voit guère n’a guère à dire aussi. En sorte que le jour où l’on peut laisser entrer quelques visites est attendu par elle avec une exirème impalience et lui procure une foule de distractions agréables. Dès que l’on annonce une femme, elle s’établit "a la fenêtre avec le bas qu’elle tricote (le tricot ayant cet avantage qu’on peut le (initier a la minute sans inconvénient ) ; la, ses yeux et ses oreilles la seivent d’une manière si merveilleuse, (pi’elle pourrait au bout d’un instant dessiner la figure, la toilette de celle qui vient d’entrer, et que pas un mot (le la conversation ne lui échappe. Elle fait ses petites réflexions tout bas, approuve ou critique ce qui se dit, et s’amuse des médisances, si son bonheur veut qu’il s’en glisse qnehiues-unes dans l’entretien. De [ilus, il est fort rare qu’elle reste simple observatrice de la scène ; outre que la plus légère question (|n’on lui adresse lui fournit l’occasion de répondre avec sa loquacité habituelle, il faut montrer l’enfant : c’est elle qui va le chercher et qui l’apporte, qui fait remarquer combien ce petit amour ressemble ’a son père, (pi(ii(|u’il annonce d(’jà (|u’il aura (( les beaux yeux de madame : » et mille autres propos qu’elle répète depuis vingt-cinq ans pour chaque individu de la génération future qu’elle a vu naître au jour, l’enfant, le père et la mère fussent-ils d’une laideur à faire refouler.

l ne antre jouissance de madame .laopiemart, et la plus vive sans doute, si l’on en juge par le penchant presque général de l’esprit humain, c’est le plaisir que donne la domination. Si l’on excepte les dix minutes (pie dure la visite du docteur, pendant lesquelles madame Jac(pi(’niart dépose son sceptie et s’incline respectueusement en recevant les ordres pour la journée, c’est elle qui règne sans partage dans la chand)re de son a(tcouchée. On ne peut entr’onviir une ])orte, essuyer la poussière sur un meuble, allumer une bougie ou mettre une bûche au feu qu’elle ne l’ait trouvé bon