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ville, si fière de son unité, se divisait cependant en cinq ou six faubourgs, lesquels faubourgs étaient comme autant d’univers séparés l’un de l’autre, bien plus que si chacun d’eux était entouré par la grande muraille de la Chine.

La Bruyère et Molière ne connaissaient l’un et l’autre que ces deux choses : la cour et la ville ; tout ce qui n’était pas la cour était la ville, tout ce qui n’était pas la ville était la cour. À la ville, on s’attend au passage dans une promenade publique pour se regarder au visage les uns les autres ; les femmes se rassemblent pour montrer une belle étoffe et pour recueillir le prix de leur toilette. Il y a dans la ville la grande et la petite robe ; il y a de jeunes magistrats petits-maîtres ; il y a les Crispins qui se cotisent en recueillant dans leur famille jusqu’à six chevaux pour allonger un équipage ; les Sannions qui se divisent en deux branches, la branche ainée et la branche cadette ; ils ont avec les Bourbons, sur une même couleur, le même métal. La ville possède encore le bourgeois qui dit : Ma meute ; André le marchand qui donne obscurément des fêtes magnifiques à Élamire ; le beau Narcisse qui se lève le matin pour se coucher le soir ; le nouvelliste dont la présence est aussi essentielle aux serments des lignes suisses, que celle du chancelier et des lignes mêmes ; il y a à Théramène, qui est très-riche et qui a donc un très-grand mérite, la terreur des maris, l’épouvantail de ceux qui ont envie de l’être. Paris est le singe de la cour. Pour imiter les femmes de la cour, les femmes de la ville se ruinent en meubles et en dentelles ; le jour de leurs noces, elles restent couchées sur leur lit comme sur un théâtre, et exposées a la curiosité publique. La vie se passe à se chercher incessamment les uns les autres, avec l’impatience de ne se point rencontrer. Il est de bon ton d’ignorer le nom des choses les plus communes ; de ne point distinguer l’avoine du froment. À cette heure, les Bourgeois vont en carrosse, ils s’éclairent avec des bougies et ils se chauffent à un petit feu ; l’argent et l’or brillent sur les tables et sur les buffets, ils étaient autrefois dans les coffres ; on ne saurait plus distinguer la femme du patricien d’avec la femme du magistrat ; en un mot, la ville a tout à fait oublié la vieille sagesse bourgeoise, qui disait, que ce qui est, dans les grands, splendeur, somptuosité, magnificence, est déception, folie, ineptie, dans le particulier.

Telle était la ville il y a cent soixante ans à peine. Vous reconnaissez bien, il est vrai, la ville moderne à quelque-uns de ces traits généraux ; mais pourtant quelle différence ! Voilà un tableau où l’électeur, le juré, le garde national sont oubliés et traités comme des monstres impossibles ; un tableau où l’artiste n’est même pas nommé, où l’écrivain est oublié tout à fait, ou le spéculateur et l’homme d’argent paraissent à peine. Dans ce tableau sérieux, la grisette parisienne, le gamin de Paris, la comédienne, la fille folle de son