Page:Les Français peints par eux-mêmes, tome 4, 1841.djvu/361

Cette page a été validée par deux contributeurs.

écoutez avec quel accent de conviction profonde il répand autour de lui ses belles paroles et ses nobles chants. Il n’a qu’une blouse sur le corps, c’est vrai, mais regardez : et dites dans quel tableau de Raphaël ou de Michel-Ange vous avez vu un homme portant son manteau bleu avec plus de noblesse et de simplicité… Il n’y en a pas. Celui-ci vient seul à la goguette ; il s’assied dans un coin, le coin le plus obscur ; on ne le voit pas d’abord, mais quand il aura chanté, soyez-en sûr, on ne verra plus que lui.

Tous les jeunes goguettiers ne sont pas, à beaucoup près, aussi recommandables. Là, comme ailleurs, il y a des bons et des mauvais. Il y a, par exemple, d’excellents jeunes gens au fond, mais qui n’ont pu encore désapprendre les traditions paternelles. Pour eux, la goguette est un champ libre où l’on peut tout dire, presque tout faire ; et ceux-là entonnent gaillardement des couplets à faire rougir la neige. Il y a là des femmes cependant ; il y a là des jeunes filles, bonnes et simples créatures qui chantent aussi à leur tour, et devant lesquelles il semble que la mémoire ne devrait être pleine que de chastetés : eh bien ! non, le goguettier libertin rit de leur embarras, et son triomphe grossier augmente à mesure que le rouge leur monte plus haut sur le front. Ceci est bien lâche assurément, mais ce n’est pas la faute de ces jeunes hommes. N’y a-t-il pas à côté d’eux un vieillard qui tout à l’heure a chanté pis qu’eux et leur a donné l’exemple ? Regardez bien : il sourit encore. C’est triste à dire, mais c’est vrai : il existe une espèce de vieillards qui, en toutes choses, ne connaissent pas de mesures ; leurs débauches sont impitoyables comme leurs austérités. Quand ils ne peuvent plus l’acheter ni la surprendre, il faut qu’ils crachent sur la pudeur ; c’est pour eux une satisfaction. Il faut qu’ils blessent, qu’ils égratignent, qu’ils se révèlent quelque part, et par quoi que ce soit, parce que, à leur avis, ce que l’on doit redouter avant tout, c’est de passer pour une négation. Lorsque ces petits monstres à cheveux blancs ou à crânes pelés ne peuvent enfin plus rien du geste ni de la voix, ils se consolent en maugréant et grommelant contre la corruption du siècle ; ils pleurent le temps où ils vivaient, où ils avaient toutes leurs dents, et cela dure ainsi jusqu’au jour où ils s’en vont et font place à d’autres, plus jeunes et meilleurs. Il y a entre ces hommes et quelques poitrinaires maussades une analogie cruelle ; les uns et les autres ne peuvent souffrir la vie nulle part ; la jeunesse fraîche et rose les attriste, et ils se détournent quelquefois pour aller écraser une fleur. Eh ! malheureux, passez donc votre chemin : il n’y a rien de commun entre vous et les fleurs.

Hâtons-nous de le dire, on rencontre à la goguette, et en fort grand nombre, de bons et honorables vieillards que l’âge n’a rendus ni jaloux ni méchants. Accueillis et fêtés par tous, ils savent que la couronne de cheveux blancs qu’ils portent sur la tête ne leur donne pas d’autre droit que celui d’être plus graves et meilleurs que tous. Aussi, chacun s’empresse autour d’eux ; on applaudit leurs chansons avec enthousiasme ; on met du sucre dans leurs verres ; et les jeunes qui sont placés à leur table éteignent leurs pipes et ne fument pas. C’est pour ceux-là probablement que Béranger a fait Bon Vieillard ; tant mieux ! Béranger seul pouvait comprendre ces belles natures d’hommes et les chanter.