Page:Les Français peints par eux-mêmes, tome 4, 1841.djvu/360

Cette page a été validée par deux contributeurs.

semblée, est établie un peu au-dessus du niveau des tables communes, à l’endroit le plus apparent de la salle. Cette estrade est couronnée de drapeaux tricolores arrangés en trophées, au milieu desquels, dans certaines goguettes, on aperçoit le buste du Roi, en plâtre blanc, mais bronzé par la fumée du tabac. Quelques noms de chansonniers, plus ou moins connus, inscrits en lettres d’or sur des cartons peints, sont attachés pour la cérémonie le long des murs. On y remarque aussi des devises encadrées dans des écussons, telles que celles-ci : « Hommage aux visiteurs ! Respect au beau sexe ! Honneur aux arts ! etc., etc. » Enfin, n’étaient les tables rangées en file, et couvertes de nappes blanches et de bouteilles noires, la goguette représenterait assez fidèlement, au moins pour les yeux, les églises ambulantes du grand primat des Gaules, M. l’abbé Châtel.

Il y a environ trois cent goguettes à Paris, ayant chacune ses affiliés connus et ses visiteurs à peu près habituels. L’entrée de la goguette est libre ; les agents de la rue de Jérusalem y sont eux-mêmes reçus, soit qu’ils se présentent en costume officiel, soit qu’ils viennent habillés en bourgeois et marqués ou non de la croix d’honneur. Les tapageurs seuls sont exclus.

L’affilié de goguette ne possède pas d’autres droits que ceux du simple visiteur, seulement, lorsqu’on l’appelle pour chanter, on fait précéder son nom de celui de la goguette à laquelle il appartient, tandis que celui du visiteur est précédé du mot ami. Ainsi on appellera le Grognard Pierre, le Braillard Jacques, et l’on dira l’ami Jean, l’ami Paul. Il n’y a pas d’autre distinction entre les affiliés et les visiteurs. Deux goguettes seulement, celle des Bergers de Syracuse et celle des Infernaux, imposent à leur affiliés des noms en rapport avec le patronage sous lequel elles sont placées ; les Bergers empruntent ces noms aux églogues et aux bucoliques ; les Infernaux à l’enfer. La physionomie des goguettes est partout la même ou à peu près, excepté cependant chez les Infernaux. Le président ouvre la séance par un toast et les convives boivent avec lui, « à l’espoir que la gaieté la plus franche va régner dans l’enfer ! » On chante ensuite, chacun à son tour, et les refrains en chœur. Immédiatement après chaque chanson, le président de la goguette se lève, nomme à haute voix et l’auteur et le chanteur, et invite les goguettiers à applaudir, ce qu’ils font toujours avec beaucoup d’effusion. Un nouveau toast est porté au moment de clore la séance, « à l’espoir de se revoir dans huit jours ! » et tout est dit. Chacun se lève alors et rentre chez soi.

Le goguettier est âgé de vingt à soixante ans. Jeune, il chante des chansons sérieuses et philosophiques ; vieux, il redit les charmantes gravelures de Désaugiers. Le jeune goguettier est souvent l’auteur de la chanson qu’il chante : alors, ce sont des aspirations ardentes et majestueuses vers un monde à venir, vers un monde meilleur, et l’on y trouve, parfois, des élans poétiques et inspirés véritablement beaux. Depuis quelque temps surtout, le jeune goguettier semble avoir pris à tâche la glorification du travail et la propagation des idées humanitaires les plus récentes. On dirait un apôtre prêchant son évangile, et c’est un apôtre en effet. Est-ce pour le vin qu’il vient à la goguette ? Non, car il boit de l’eau rougie. Mais voyez sa tête, si belle et si pâle, sous ses longs cheveux noirs ; voyez ses yeux remplis d’éclairs,