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chef, à son logeur, à son gargotier, à tous ceux enfin qui ont eu avec lui quelques relations. Et si, d’aventure, il a démêlé quelque chose avec la police correctionnelle, ce qui arrive aux consciences les meilleures, assurément ç’a été des peccadilles, dont il n’a pas rougi, ni sa mère.

Le goguettier a des aïeux illustres ; il en a qui sont membres de l’Institut, députés, pairs de France, et qui dînent à la cour avec le Roi. MM. Dupaty, Eusèbe Salverte, Étienne et Ségur aîné, ont été goguettiers d’abord. Béranger, le seul homme littéraire de notre temps peut-être dont la postérité se préoccupera avec amour, notre poëte national Béranger aussi a été goguettier. Dans ce temps-là, il est vrai, les goguettiers avaient une autre dénomination : on les appelait Messieurs les membres du Caveau. Mais qu’importe une différence quelconque dans les mots, si, au fond, la chose est la même absolument ?

C’est dans le courant de l’année 1817 que l’on vit apparaître les premiers goguettiers. Quelques mois auparavant, l’invasion étrangère avait dispersé les membres du Caveau ; les échos du Rocher de Cancale étaient devenus sourds, et le peuple de Paris portait encore douloureusement le deuil de son empereur. Un despotisme prudent, parce qu’il avait peur, cherchait à comprimer, mais à bas bruit, la manifestation des regrets populaires ; il annonçait la liberté, mais il défendait de chanter la liberté. Cependant la chanson n’avait point abdiqué à Fontainebleau, et son empereur n’avait pas, comme l’autre, confié son destin à l’exécrable loyauté politique de l’Angleterre. Béranger était resté dans Paris. À toutes les fautes du gouvernement restauré, le poëte répondait par une satire énergique et railleuse ; et puis, de main en main et de bouche en bouche, on voyait alors et l’on entendait passer la satire triomphante. Comme au temps des Mazarinades, le peuple se consolait et se vengeait en chantant. Durant les premiers jours, ce fut dans l’ombre et à l’écart, le plus loin possible de messieurs de la police, que l’on chanta ; mais, peu à peu, le besoin de se réunir se fit sentir plus vivement ; on essaya quelques petits festins à la barrière, puis à Paris, un peu çà, un peu là. Les souvenirs de la société du Caveau tourmentaient d’ailleurs les chansonniers du peuple, les épicuriens en vestes et en blouses ; et les goguettes furent organisées.

Dès l’année 1818, le nombre de ces réunions chantantes était incalculable. Aujourd’hui, il y en a une dans presque chaque rue de Paris. La société des Braillards, celle des Enfants de la Lyre, celle des Gamins, celle du Gigot, celle des Lyriques, celle des vrais Français, celle des Grognards, celle des Bons Enfants, celle des Amis de la Gloire, celle des Bergers de Syracuse, et quelques centaines d’autres encore existent depuis plus de vingt ans. Toutes ont fait la guerre à la restauration, et toutes avaient des soldats sous le feu des Suisses le 28 et 29 juillet 1830. C’est là un fait qu’il n’était pas inutile peut-être de constater. Parmi les goguettiers actuels, on cite les Épicuriens, mais surtout les Infernaux !

Les goguettiers se réunissent une fois par semaine, chez un marchand de vin, depuis huit heures du soir jusqu’à minuit. La chambre qui leur sert de temple est d’ordinaire la plus grande de l’établissement. Elle est éclairée aux chandelles, quelquefois à l’huile. Une espèce d’estrade, destinée au président et aux dignitaires de l’as-