Page:Les Cahiers de la quinzaine - série 10, cahiers 11 à 13, 1909.djvu/285

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fort bien qu’il n’y a que quelques années qu’un homme de dix-huit ans était un homme. Je parlais, je parlais devant ce gamin comme devant moi, comme avec moi ; comme avec quelqu’un de mon âge, de mon temps ; de ma classe. Il me répondait fort honnêtement. Je continuais, j’allais, j’allais. Je lui disais un peu de ce que je viens d’écrire ici, et de ce que j’espère bien que je finirai d’écrire un jour ou l’autre. J’allais toujours mon grand bonhomme de chemin. Quand une fois il me répondit si poliment, si honnêtement, si petitement, si soumis ; si plein, si porté de respect, si porté de bonne volonté : Oui monsieur ; que tout d’un coup, tout d’un ressaisissement je vis ; je mesurai que ça n’y était pas du tout et que ça n’y serait jamais ; qu’il n’y était pas du tout et qu’ils n’y seraient jamais, que tous ils n’y seraient temporellement éternellement jamais, eux autres, la postérité, posteri, et posteri posterorum.

Il était si docile. Il avait son chapeau à la main. Il tournait son chapeau dans ses doigts. Il m’écoutait, m’écoutait. Il buvait mes paroles. Il se renseignait. Il apprenait. Hélas il apprenait de l’histoire.

Il s’instruisait. Je n’ai jamais aussi bien compris qu’alors, dans un éclair, aussi instantanément senti ce que c’était que l’histoire ; et l’abîme irrefranchissable qu’il y a, qui s’ouvre entre l’événement réel et l’événement historique ; l’incompatibilité totale, absolue ; l’étrangèreté totale ; l’incommunication ; l’incommensurabilité : littéralement l’absence de commune mesure même possible.

Comme je parlais il m’écoutait tout, il m’entendait tout, il buvait toutes mes paroles ; et comme je parlais il ne m’entendait pas. Pas un mot ; il ne m’entendait