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LES BRAVES GENS.

bien encore, il avait été grognon et maussade au moindre contre-temps. À la lueur d’un éclair, on voit distinctement une vaste étendue de campagne avec les moindres objets. Il semblait que sa mémoire eût été sillonnée d’un éclair : il y retrouvait ses moindres pensées et ses paroles, entre autres la mauvaise parole qu’il avait adressée à Bailleul, le jour où la mort de la vieille parente éloignée l’avait empêché d’aller à la sous-préfecture. Il se demanda si Don Quichotte, quand il était petit garçon, aurait été d’aussi mauvaise humeur à propos d’une collation à la sous-préfecture ? Oh non ! Et l’oncle Jean ? non plus. Et Marthe ? non plus. Et il se sentit pris d’un grand désir d’embrasser Marthe. Don Quichotte et l’oncle Jean étant absents pour le moment, c’est à elle qu’il voulait faire amende honorable. Il s’avança doucement sur la pointe du pied et entr’ouvrit la porte. Marthe était penchée sur une aquarelle, si attentive à son travail qu’elle n’entendit rien. C’était maintenant une belle jeune fille de seize ans, et c’était toujours une bonne fille. Les seuls changements qui se soient produits en elle, c’est qu’elle ne fait plus de ses bottines des pantoufles ; ses belles boucles brunes ne flottent plus au hasard ; c’est toujours la même douceur, avec la grâce en plus. Marthe est la préférée de Jean ; Marguerite, plus âgée de quatre ans et d’une beauté plus sévère (la beauté des Defert, quand les Defert se mêlent d’être beaux), lui inspire une sorte de respect : ce qui ne l’empêche de l’aimer beaucoup.

Lorsque Jean est à la portée de sa sœur, il se hausse un peu, et lui donne sur le cou un bon baiser bien retentissant. Marthe pousse un petit cri qui se change en un joyeux éclat de rire quand elle voit la figure de Jean à deux pouces de la sienne.

« Qu’est-ce que tu fais ? la plus belle des Marthes, demanda Jean, se penchant sur le dessin de sa sœur.

— Une vue de la maison ; ce sera un souvenir pour Marguerite lorsque… »

La figure de Jean se rembrunit.

« Je n’aime pas M. Nay, » dit-il d’un ton sec.

M. Nay était un jeune ingénieur fort distingué, qui avait trouvé Marguerite de son goût et avait demandé à M. et à Mme Defert la permission d’en faire Mme Nay. M. Defert ne trouvait rien à répondre à