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LES BRAVES GENS.

la tête. Si quelque autre maladroit vient lui dire que c’est une grande consolation pour elle, ayant perdu un enfant, d’avoir encore à aimer une nombreuse famille, elle répond sèchement : « Quand on aurait quinze enfants, on aime chacun d’eux comme s’il était unique. D’ailleurs on préfère toujours celui qu’on a perdu !

— Laissez-la ! laissez-la ! dit doucement le bonhomme Loret, elle sait bien ce qu’elle dit, et elle sait bien ce qu’elle a perdu. Pauvre femme ! »

À côté des noms de Loret et de Thorillon, on a inscrit sur la plaque de marbre celui de l’abbé Plâtre. Aumônier d’un des régiments qui ont donné à Gravelotte, il a été tué sur le champ de bataille, au moment où il soignait les blessés et consolait les mourants.

Robillard, enfermé dans Paris pendant le siège, n’a pas pu revenir à l’armistice ; il avait encore beaucoup à faire auprès de ses malades et de ses blessés. Il annonce à Jean, par un billet laconique, qu’il viendra le plus tôt possible avec un échantillon du pain des derniers jours du siège, qu’il a fait mettre sous verre comme souvenir, et toute une collection d’histoires. La Commune lui ferme encore les portes pour de longs mois, et lui donne un surcroît de besogne. Il arrive enfin.

« Nous sommes des hommes maintenant, dit-il à son camarade. Cela ne fait rien, embrassons-nous tout de même. Ah çà, mon lieutenant, j’ai entendu parler de vous ! quel gaillard tu fais ! » Et dans son enthousiasme, il embrasse Jean, et il embrasse l’oncle Jean, et M. Defert aussi, et Mme Defert aussi ; et il aurait embrassé Marguerite aussi ; mais Marguerite est partie avec son mari qui s’est remis tranquillement à construire des ponts tournants. Par manière de compensation, il embrasse M. Sombrette, dont le chapeau escarpé et le pantalon noisette se sont si bien conduits pendant l’invasion. On cause longuement ; on s’attendrit, on s’exalte, et l’on s’égaye aussi, surtout lorsque Robillard raconte la mésaventure de M. le baron Jacquin. Ce prudent personnage, au premier bruit de guerre, était parti pour la Belgique, laissant à Cob des instructions pour conduire ses chevaux en province. Lorsque Cob voulut partir, il trouva les portes fermées. « Et l’on a mangé toute l’écurie de M. le baron. Et moi, j’ai mangé du filet de Rat-Musqué, et Rat-Musqué, quoique un peu maigre, était excellent à la sauce chevreuil ! Et Cob, de désespoir, s’est engagé dans la légion des Amis de la France ; mais il s’est