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LES BRAVES GENS.

gens-là à chaque instant traversaient sans encombre les lignes des Prussiens, et venaient prêcher aux quelques ouvriers qui restaient ce qu’ils appelaient la doctrine nouvelle. Mais comme il était défendu de se réunir en grand nombre, et que l’éloquence de ces messieurs avait besoin sans doute d’un nombreux auditoire et d’une tribune, ils faisaient peu de progrès. Les vieux ouvriers, les seuls qui fussent restés, secouaient la tête d’un air de doute, et répondaient qu’en tous cas ce n’était guère le moment de parler de ces choses-là. Et ils conseillaient aux réformateurs d’aller prendre un fusil en attendant.

Cependant la secte des Philoxéniens ne se décourageait pas ; la paix était à peine signée qu’ils étaient à l’œuvre et organisaient des réunions. Ils réussirent à provoquer une certaine agitation, et l’on décida qu’il y aurait un grand meeting. L’orateur qui se présenta à la tribune était aussi effronté et aussi bavard qu’un sophiste peut l’être, mais il ne savait pas bien son métier et il eut la main malheureuse dans le choix de ses exemples. Tant qu’il resta dans les nuages de ses théories générales, il ennuya son monde, qui se contenta de bâiller ; mais lorsque, par une prosopopée hardie, il cita à la barre de son propre tribunal les riches fabricants de Châtillon, et qu’il parla avec une amère ironie de la race dynastique des Defert, en appuyant bien fort sur le mot dynastique, il y eut des huées. Un ouvrier monta à la tribune, et répondit à la barbe de l’orateur que tous les Defert avaient fait leur devoir, à un moment où lui ne faisait peut-être pas le sien. De toutes parts on applaudit, et l’on conseilla au premier orateur de prendre le chemin de la porte.

Mais cet homme était effronté, et prétendait parler malgré l’assistance. Alors un contre-maître, qui avait fait le voyage d’Amérique, monta à la tribune et proposa à l’orateur de s’en aller gentiment, s’il ne voulait être traité comme on traite en Amérique les gentlemen de son espèce. « On pourra, dit-il, si vous y tenez absolument, vous enduire de goudron et vous rouler dans la plume. » Cette proposition souleva une tempête de rires. L’assemblée cria qu’elle prenait l’amendement en considération, et l’orateur effronté disparut. On eut de ses nouvelles par un journal de sa secte qui dénonça, dans un article furibond, les ouvriers de Châtillon comme « traîtres à la grande cause ».

Pendant l’armistice, on avait reçu des nouvelles de M. Nay, qui