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LES BRAVES GENS.

voler la sciure de bois. « Nous en avons tant tué et tant pris de ces Français, que nous n’avons plus de papier pour faire des listes, et nous n’en faisons plus. » Et il fit voler d’une gracieuse pichenette un grain de poussière qui s’était arrêté sur une de ses bagues. « Lieutenant ! reprit-il en riant, comme si ce mot avait la vertu de l’égayer plutôt que tout autre. Tous les Français sont lieutenants, n’est-ce pas, madame, quand ils ne sont pas colonels ? Moi, je suis un lieutenant. » Et il se leva pour faire admirer sa personne. Il siffla quelques mesures de la Marseillaise, et dit d’un ton dédaigneux : « Qu’est-ce que c’est que ça un lieutenant français ? »

Mme Defert indignée lui répondit avec vivacité : « Un lieutenant français, c’est un homme qui sait quels égards on doit à une femme, à une mère en deuil ! » Puis, l’orgueil maternel l’emportant au delà des bornes de la prudence : « Le lieutenant Defert, mon fils, a pris de sa main un de vos généraux ; vous qui parlez de lui avec tant de légèreté, en avez-vous fait autant ? »

Le lieutenant devint pourpre, et se gonfla de colère : Mme Defert sans le savoir avait touché une plaie vive. Neveu de je ne sais quel personnage, il avait fait toute la campagne dans les bureaux et n’avait pas encore une seule fois honoré le champ de bataille de sa présence. Il se leva comme un furieux et, frappant la table de ses deux poings crispés, il cria ou plutôt vociféra : « Schültz ! Schültz ! Schültz ! »

Une petite porte s’ouvrit et l’on rit apparaître un personnage à figure débonnaire, mais horriblement barbu. Il était coiffé du casque à pointe, perdu dans les plis d’une immense houppelande grise. Sur sa poitrine pendait de travers, au bout d’une chaînette trop lâche, un hausse-col semblable à ces étiquettes que l’on accroche au cou des carafons à liqueurs. « Savez-vous ? savez-vous ? dit le lieutenant en s’adressant à Mme Defert, cet homme est un gendarme, c’est lui qui met à la raison les individus désobéissants !

— Je n’ai, dit Mme Defert avec dignité, ni à vous obéir, ni à vous désobéir. J’use d’un droit que rien ne peut m’enlever, celui de défendre les miens quand on les insulte gratuitement, et de voyager sans obstacle, quand je me conforme aux conditions imposées par vos supérieurs. »

Le lieutenant mal-appris demeura bouche béante, et fort embarrassé de sa personne. Ne sachant à qui s’en prendre, il regarda le gendarme avec des yeux furibonds et lui fit un signe impérieux. L’autre disparut silencieusement comme il était entré.