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LES BRAVES GENS.

— Bien ! moi je m’appelle Bouilleron.

— Ah ! reprit Jean, sans rien trouver autre chose à répondre.

— As-tu le sac ? demanda Bouilleron en louchant de ses yeux trop rapprochés.

— Quel sac ? demanda Jean avec surprise.

— Quel sac ? Mais celui-là ! » Et le fusilier Bouilleron faisait le simulacre de compter de l’argent avec sa main droite dans la paume de sa main gauche.

Jean se mit à rire, et dit qu’en effet il avait quelque argent.

« Alors, reprit Bouilleron avec un sourire qui lui fit remonter ses moustaches à la moitié des joues, tu me plais, tu es mon ami. Tu m’entends ; rappelle-toi que c’est moi qui suis ton ami Bouilleron, et non pas les autres. Vois-tu, mon bonhomme, ajouta-t-il en clignant l’œil, veille bien sur tes connaissances ; il y a comme cela, dans les régiments, un tas de mauvais sujets.

— Je vous remercie, répondit Jean, et je me souviendrai de votre avis.

— Attends-moi après l’exercice ; nous nous promènerons ensemble et je te ferai voir la ville. »

Cette proposition plaisait médiocrement à Jean, qui aurait mieux aimé se promener tout seul qu’avec un compagnon d’un extérieur aussi compromettant ; mais il se dit qu’il devait se montrer bon camarade, que le soldat louche était peut-être un brave garçon ; et il surmonta sa répugnance.

Jean s’aperçut bien vite qu’en fait de monuments le fusilier Bouilleron connaissait surtout les cabarets. Au singe vert, le vin était aigre ; à la Gerbe d’or, il était baptisé ; au Bon coing, on y mettait du bois de campêche. Jean s’amusait de ces propos, lorsque Bouilleron, faisant claquer sa langue, lui dit : « Ici, c’est délicieux ! » Et il le prit par le bras pour le faire entrer au Coq hardi.

« Mais, pardon, dit Jean en se dégageant doucement, c’est que… je n’ai pas soif.

— Pas soif ! s’écria Bouilleron avec une surprise qui n’était pas jouée. Un soldat qui n’a pas soif !

— C’est pourtant la vérité, » lui répondit Jean.

Bouilleron fut interdit un instant ; il se grattait le bout du nez.

« Bah ! reprit-il aussitôt, tu boiras sans soif. »

Heureux d’avoir trouvé une solution aussi satisfaisante, il se mit à rire aux éclats.