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LES BRAVES GENS.

pays, et se faisait donner, par des gens absolument inconnus, des détails circonstanciés sur leur famille, leur bétail et leurs récoltes. Il s’entendait fort bien aux choses de la campagne, et les bonnes gens étaient émerveillés.

Après avoir présenté officiellement Robillard au ménage Aubry, Jean ne put se tenir de raconter l’histoire de l’ivrogne. M. Aubry, frappé d’admiration, dit à sa femme que c’était l’occasion ou jamais de vider une bouteille de bière, sous le kiosque. Et la bouteille de bière fut vidée, et une seconde eut le même sort. M. Aubry, entraîné par son enthousiasme, commençait à faire des allusions très-claires à une troisième, en insinuant que les bouteilles étaient toutes petites ; mais, sur le refus de ses hôtes, il dit que ce serait pour une autre fois, et qu’en tout cas l’histoire de l’ivrogne valait mieux que cela. Jean lui rappela l’aventure de Philoxène et sa déconfiture ; mais M. Aubry répondit modestement que cette histoire-là n’allait pas à la cheville de l’autre (à supposer, bien entendu, que les histoires aient des chevilles).

« N’importe, disait-il en se prenant le menton, jeune homme, vous faites honneur à votre collège, c’est moi qui vous le dis ! » Par l’oncle Jean, l’aventure arriva toute fraîche aux oreilles des Loret, grands et petits.

« Faut savoir se faire respecter, » dit sentencieusement M. Loret, entre deux énormes bouffées de sa pipe.

Les deux derniers numéros de la famille jouèrent au Robillard le reste de la journée. Chacun faisait à son tour le Robillard et l’ouvrier. Aucun des épisodes n’était omis, ni celui de l’enlèvement, ni celui de l’aplatissement contre le mur, ni celui de la casquette et des pincettes. Les deux bambins étaient dans le ravissement, et leurs bons éclats de rire faisaient retentir l’arrière-cour, sans dérider cependant les cochons d’Inde, devenus d’autant plus moroses qu’ils étaient dans l’âge de la décrépitude. L’un des trois était hydropique, et les deux autres étaient perclus de rhumatismes. De plus, devenus perspicaces avec l’âge, ils sentaient combien ils avaient perdu dans l’estime de la famille, depuis qu’on leur avait interdit l’entrée du salon triangulaire. Ils n’assistaient plus aux repas, et on ne leur faisait plus de couchettes avec les livres et les cahiers. Et puis, la disparition subite de Rigolo, transformé un beau jour en gibelotte, leur avait donné beaucoup à réfléchir.

Toutes les réformes, même les plus justes et les plus nécessaires,