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LES BRAVES GENS.

effort, et s’habitua à considérer M. Nay comme quelqu’un de la famille, et dès lors il cessa de le détester. On remarqua même qu’il s’intéressait tout particulièrement à lui ; il semblait l’étudier avec une attention profonde ; mais on n’y prit pas garde, et l’on se dit que c’était encore une de ses lubies, et le pauvre garçon en avait tant !

Quand Thorillon était devenu orphelin, Mme Defert l’avait pris sous sa protection. Elle l’envoya à l’école. Il apprit à lire avec beaucoup de peine, parce qu’il était très-borné, mais on fut tout de suite émerveillé de son écriture. « Il n’écrit pas, disait le maître d’école avec admiration, il peint ! » En effet, il copiait avec une fidélité extraordinaire tous les modèles que l’on plaçait devant lui, de quelque caractère qu’ils fussent ; mais il ne put jamais aller plus loin. On essaya de lui faire apprendre un métier, mais il fallut y renoncer. C’est alors qu’il demanda de lui-même « à faire des écritures ». On l’attabla devant un pupitre pour y faire des copies. Il y mettait le temps, ayant l’habitude de tout calligraphier avec un soin scrupuleux ; mais il ne laissa jamais passer la moindre erreur, et M. Dionis le tenait en haute estime. Comme il avait besoin d’exercice, et qu’on ne pouvait le décider à jouer avec les garçons de son âge, on lui fit faire les courses ; et l’on reconnut que là encore on pouvait compter absolument sur lui. La seule gaminerie qu’il se permît, c’était d’insulter les chiens et de troubler les chats (pas ceux de la maison, bien entendu ; ceux-là étaient sacrés). Les commis avaient d’abord essayé de s’amuser de sa simplicité, mais M. Defert ayant dit, une fois pour toutes, que c’était une honte d’abuser de sa naïveté, on le laissa parfaitement tranquille. Il menait donc la vie la plus occupée et la plus heureuse, quand le mariage de Marguerite vint jeter le trouble dans ses idées et dans ses habitudes. Il eut alors des lubies si étranges, que l’on crut cette fois qu’il devenait absolument fou.

Pendant des journées ou des demi-journées son pupitre demeurait vacant. Et l’on apprenait qu’il passait son temps chez le perruquier, regardant raser, tondre, peigner, poudrer et friser, au milieu des senteurs de pommade à la rose, au jasmin, à la tubéreuse, et de l’odeur des cheveux roussis. À force de regarder, l’idée lui était venue, pour se distraire, de raser, de tondre, de friser, et de roussir. Le perruquier, qui roulait déjà dans sa tête ambitieuse le projet de renouveler son enseigne et de s’intituler coiffeur, avait d’abord accueilli avec assez de maussaderie la requête de Thorillon : il flairait en lui un futur concurrent. Une fois rassuré sur ce point délicat, il lui aban-