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— Pourquoi faire ?

— Pour scier le pied du lit de Jim.

— Tu viens de dire qu’il n’y avait qu’à soulever le lit.

— Je te reconnais bien là, Huck ! Tu n’as donc rien lu ? Si tu connaissais l’histoire du baron Trenck, de Benvenuto Cellini, de Latude et d’une foule d’autres héros, tu saurais qu’on ne s’y prend pas de cette façon. Soulever un pied de lit, la belle malice ! As-tu jamais vu un prisonnier se tirer d’embarras en soulevant son lit ? Non ; il doit scier le bois en deux, avaler la sciure de bois, remplir la fente avec de la graisse ou n’importe quoi, et tout arranger de manière à tromper le geôlier le plus vigilant. Alors, la nuit où tu es prêt à partir, tu donnes un coup de poing, le pied tombe ; tu décroches la chaîne, et te voilà libre. Il ne reste plus qu’à attacher ton échelle de corde aux créneaux, à descendre, et à te casser une jambe ou un bras dans le fossé, parce que la corde est trop courte de 19 pieds. Ton cheval et tes fidèles serviteurs sont en bas qui t’attendent ; ton écuyer te ramasse, t’aide à te mettre en selle et tu pars au galop. Ça vaut la peine d’être prisonnier pour avoir de ces histoires-là ! Je suis fâché que notre cachot ne soit pas entouré d’un fossé. Si nous avons le temps, le soir de notre évasion, nous en creuserons un.

— À quoi bon un fossé, puisque Jim sortira par l’appentis ?

Tom ne m’écoutait pas ; il ne songeait plus au tunnel et réfléchissait, le menton dans la main ; bientôt il soupira et secoua la tête.

— Non, dit-il, sans s’occuper de moi ; il n’y a pas de précédent. Dans les livres, c’est le prisonnier qui agit en pareil cas, et nous serions obligés de la scier nous-mêmes.

— Qu’est-ce que nous serions obligés de scier ?

— La jambe de Jim.

— Hein !

— Il y a eu des gens qui, ne pouvant briser leur chaîne, se sont décidés à se couper le poignet. Une jambe vaudrait mieux ; seulement, Jim ne consentirait pas à observer les règles. Il faut y renoncer.