lui donnait un air respectable. Un chapeau mou, une chemise de laine bleue, un pantalon de toile dont le bas disparaissait dans la tige de ses bottes et des bretelles en tricot composaient son costume — non, pas des bretelles, car il lui en manquait une. Il portait sur le bras un habit de drap noir un peu râpé, mais dont les boutons de cuivre semblaient tout neufs. De même que son compagnon, il tenait à la main un vieux sac de voyage bien rembourré. Ledit compagnon avait trente ans environ et n’était pas beaucoup mieux mis.
Ils s’assirent pour déjeuner avec nous, comme si c’eût été une affaire entendue, et se mirent à causer. J’appris bien vite qu’ils ne se connaissaient pas.
— Pourquoi vous êtes-vous sauvé, vous ? demanda la tête chauve à l’autre.
— J’ai inventé une poudre qui enlève le tartre des dents et j’en ai vendu pas mal là-bas. Seulement ma poudre enlève aussi l’émail au bout d’un certain temps, et je suis resté dans la ville un jour de trop. C’est pour cela que je m’en allais sans avertir mes clients lorsque je vous ai rencontré. Vous m’avez dit que l’on croyait avoir à se plaindre de vous et vous m’avez prié de vous aider à filer. Comme je me trouvais dans le même cas, j’ai offert de vous tenir compagnie. Voilà mon histoire — à votre tour.
— Moi, j’avais entrepris là-bas une petite campagne contre l’ivrognerie. Cela marchait très bien. Pendant huit jours, j’ai été la coqueluche de toutes les femmes de la ville, jeunes ou vieilles, car je tombais à bras raccourci sur ces gredins qui empoisonnent les gens avec leurs boissons frelatées. Chaque conférence me rapportait jusqu’à cinq ou six dollars. Mais le bruit s’est répandu que je ne prêchais pas d’exemple et que je buvais en cachette autre chose que de l’eau. Un bon nègre m’a averti ce matin que les mécontents organisaient une chasse à mon intention, qu’ils rassemblaient leurs chiens et qu’ils me donneraient une demi-heure d’avance. Je n’ai pas attendu l’heure du déjeuner — je n’avais pas faim.