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âme qui vive. Miss Sophie saute dans un canot, je saisis les rames et le bateau file si vite que bientôt nous approchons de la rive qu’il s’agit d’atteindre.

— Je ne vois personne, me dit miss Sophie ; nous pouvons aborder, et j’en suis heureuse.

— Redoutez-vous donc quelque chose ? lui demandai-je.

— Pour moi, rien, mon brave garçon ; mais j’étais un peu inquiète pour toi. Tu es presque de la famille maintenant, et si un Shepherdson t’apercevait, peut-être serait-il tenté de te saluer d’une des balles de sa carabine.

Je secoue la tête ; il me semble entendre siffler à mes oreilles la balle dont parle miss Sophie.

— Mais vous ? lui dis-je en cessant de ramer.

— Moi ? Je n’ai rien à craindre. Si implacable que soit la haine qui sépare les deux familles, les femmes sont respectées.

Je me remets à ramer, avec plus de lenteur néanmoins, et j’examine avec soin le point où je compte aborder et qui me paraît désert. Tout à coup, je vois, près d’un buisson, un homme armé d’un fusil et je le désigne à miss Sophie. Elle part d’un petit éclat de rire.

— L’homme qui te fait peur, dit-elle, est un paisible pêcheur, et son fusil une simple ligne au bout de laquelle frétille un poisson.

Miss Sophie a raison. Je reconnais, une fois de plus, que la frayeur dénature facilement les objets. Nous abordons, et miss Sophie saute sur le rivage.

— Dois-je vous attendre, miss ?

— Non, Huck, ne t’inquiète plus de moi ; mon oncle me ramènera. Tu peux retourner à la maison.

Je me hâte de gagner le large, car un cavalier vient de paraître dans la plaine, et j’aborde avec soulagement la rive d’où je suis parti. Mon canot est à peine amarré, que je suis accosté par mon négrillon.

— Ah ! me dit-il d’un air mystérieux, il y a longtemps que je vous cherche, massa.