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LA DENT D’HERCULE PETITGRIS

Il perdait peu à peu tout empire sur lui-même. Il exécrait cette femme. Son départ lui semblait de plus en plus le seul dénouement qui pût conjurer le péril et apaiser son mal à lui. Et il le lui disait sans ménagement, d’une voix dure :

— Il faut vous en aller, madame. Votre présence auprès de la tombe est un outrage pour les autres femmes. Allez-vous-en.

— Non, dit-elle.

— Il le faut. Vous partie, elles reprendront leurs droits, et celui qui est là redeviendra le Soldat Inconnu.

— Non, non, non. Ce que vous demandez est impossible. Je ne vivrais pas loin de lui. Si je vis encore, c’est justement parce qu’il est là, et que je vais le voir chaque jour, et lui parler, et l’entendre me parler. Ah ! vous ne savez pas ce que j’éprouve quand je suis au milieu de la foule ! De tous les coins de la France on accourt avec des fleurs et des mains qui se joignent. Et c’est mon fils que l’on vient honorer ! L’univers entier défile devant lui. Il est toute la guerre et toute la victoire. Ah ! il y a des minutes où un tel élan de bonheur et d’orgueil me grandit que j’oublie sa mort, monsieur, et que c’est mon fils vivant que je vois debout sous la voûte et devant qui mes genoux fléchissent. Et vous me demandez de renoncer à tout cela ! Mais ce serait le tuer une seconde fois, mon fils bien-aimé !

Les poings de Rouxval se crispaient. Il eût voulu écraser l’ennemie intraitable, et, sentant qu’elle était la plus forte, il la menaça, les yeux fixés sur les siens :

— J’irai jusqu’au bout de mon devoir… Si vous ne partez pas, je jure Dieu… je jure Dieu que je vous dénonce… Oui, j’irai jusque-là. Tout plutôt que de laisser cette chose monstrueuse…

Elle eut un rire de moquerie :

— Me dénoncer ? Est-ce que c’est possible ? Osez donc me dénoncer, monsieur, et la rendre publique, cette chose qui vous fait trembler !