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passée de cinq ou six heures. On part, on sort, enfin ! Rendu à la fraîcheur de la rue solitaire, l’écrivain las retrouve dans l’air vif qui fouette sa marche[1], un afflux sanguin qui le renouvelle de la tête aux pieds. Alors il s’aperçoit du bizarre accompagnement que lui font dans la demi-ombre les formes inquiètes de tout le monde de pensées belles et hautes qu’il a oubliées au fond de l’encrier : ce qu’il aurait dû dire et ce qu’il n’a pas dit, ce qu’il a dit tout de travers et qu’il ne rattrapera plus ! Ô lignes immuables d’un irrémissible discours ! Le travail matériel a pu les dénaturer ; mais, lui, a eu le tort de les lâcher à l’état brut. Maintenant, debout devant lui, elles composent une sorte de tribunal devant lequel il comparait, accusé, presque criminel. S’il est mortifié de la virgule omise, de l’accent mal placé, il souffre d’une bien autre angoisse de l’intelligence et des nerfs lorsque, ayant conscience d’avoir rencontré, çà et là, la pensée utile ou le fait probant, il sent aussi qu’il en a manqué l’expression par le choix hésitant de termes impropres ou parce que le mot, même juste, n’a pas été muni de la nuance de son rythme, car si la raison doit convaincre, c’est le rythme qui persuade… Je ne décris pas une tare d’exception, il ne s’agit pas du mal de Flaubert et de Baudelaire. Des écrivains que leur journal fait aller vite, s’ils aiment l’art, s’ils sentent l’honneur de la langue, pas un n’ignore cet amer retour de la pensée, cette douleur du cœur qui ne s’est pas traduit, faute d’avoir trouvé sa parole et son cri.

C’est alors que jaillit la consolation divine des vers. Tout d’abord je m’en redisais de connus, tirés des œuvres de nos maîtres et de nos frères. Mais s’ils me semblaient faibles, ils ne m’étaient pas supportables, et, par leur perfection, les plus beaux

  1. Depuis l’assassinat de Marius Plateau, ces conditions ont un peu changé, en raison de la garde constante qu’a bien voulu nous faire une magnifique jeunesse.