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sive que défensive, certes ! Et comme si ce trajet ne lui offrait aucune répugnance, il y revint.

— Seulement, je crains le froid. Quand l’air y touche, la balle remue. Mais je me remettrai de ça. On me l’a promis à Paris.

— À Paris ! s’exclama la jeune fille rêveuse soudain. Vous avez été à Paris, Jean ? Est-ce que vous me ferez voyager quelquefois ? Par exemple, pour connaître vos gens ? Tenez, si papa a fait tant d’oppositions à notre mariage, c’est beaucoup aussi pour cela que vous êtes un horsain.

— Bah ! Denise, vous les connaîtrez mes gens, vous les connaîtrez. Espérez un brin. Mais vous, est-ce que cela vous empêche de m’aimer, parce que je suis un horsain ?

— Dans notre famille, Jean, une femme a toujours aimé son mari. C’est de race, et la nôtre ne produit pas de mauvaises femmes. Je serai une brave compagne comme ma mère fut. Pour que je ne vous aime pas, il faudrait que vous me fissiez bien du mal, dit-elle en adoucissant sa phrase d’un sourire, comme pour railler elle-même son absurde hypothèse et provoquer une protestation d’amour.

Elle s’appuya avec un abandon câlin au bras du bruman. Mais le visage de l’homme, sans raison apparente, restait songeur et fermé.

Avec quelles secrètes délices les pupilles de sa langue savouraient déjà le fruit exquis et remâché de la revanche ! Tricq, l’assaulteur de la nuit tragique, le bandit à la main coupée, comme il triomphait sous son masque d’honnête négociant en rouennerie ! Horsain, donc suspect, mais engraissé de brigandages, quadragénaire, mais mâle robuste et durci ; estropié, mais habile à donner le change, n’avouant pas sa main de bois articulé sous un double gant, mais expliquant l’ankylose complète d’une main de chair par une balle autrichienne et un gel russe, il avait gagné la partie avec ces trois mauvaises cartes : âge, origine, et césure.