Page:Les œuvres libres - volume 42, 1924.djvu/327

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Je n’ai pas de chez moi… Je n’en ai plus… Je travaillais, n’est-ce pas ? Et j’habitais en garni… Je suis tombée malade, et j’ai chômé… Pour vivre, j’ai vendu tout ce que j’avais… Mais je ne guérissais pas… j’ai dû entrer à l’hôpital… J’en suis sortie ce matin seulement… Et c’est la misère… Pas de logement, pas d’argent, et pas bien solide encore… Si vous me repoussez, dites-le-moi tout de suite… allez !… La Seine est là… Ce n’est pas la peine d’aller plus loin, pour être forcée d’y revenir !

— Venez chez moi. Je ne vous abandonnerai pas ! répondit résolument M. Charibot.

Il venait d’acquérir le sentiment soudain de sa force et de sa virilité. Sa timidité s’évanouissait. Puisqu’il n’était pas, pour cette inconnue, le promeneur indifférent qui échange quelque monnaie contre quelques caresses, puisqu’elle se confiait à lui comme à un être puissant, capable de la sauver, tout lui devenait aisé. Il ne se trouvait désarmé que dans les circonstances communes de la vie ; l’héroïsme lui paraissait beaucoup plus simple !… Il se tourna franchement vers elle, et la regarda, sans trembler ni baisser les paupières. Inquiète, elle l’observait en serrant un peu les lèvres, ayant eu tout à coup l’intuition de la partie qu’elle pouvait jouer et qui dépassait démesurément ses espérances. Elle saisit, d’une vue immédiate et profonde, tout ce qu’exprimait ce pauvre visage fané, et l’existence sentimentale de M. Charibot se révéla à elle. Avec un mélange de ferveur et de confusion, et comme si elle eût voulu retenir les mots qui lui échappaient, elle reprit, lentement :

— Je veux être franche… même si ça doit me faire du tort. La vérité, c’est que je ne vous ai pas abordé seulement parce que vous me paraissiez bon… c’est aussi parce que vous me plaisiez… Je vous le jure, vous savez !… On a déjà dû vous le dire, que vous étiez beau ?

— Quelquefois… murmura, dans un souffle, le père Charibot, écrasé.