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à n’importe qui, vous savez !… Il y a deux heures que j’étais là, sur ce banc… J’en ai vu passer, des hommes, allez !… Je ne leur ai pas parlé… Il y en a plus de dix qui ont vu que j’étais gentille, et qui m’ont fait des propositions… On se figure, parce qu’on voit une femme seule, la nuit, que c’est la femme de tout le monde !… Je ne leur ai pas seulement répondu… Je m’étais fixé jusqu’à minuit… À minuit, aussi vrai que je vous cause, je me serais jetée à l’eau… Parce que la vie, vous savez… il y a des fois où on en a assez, et plus qu’assez !… Et puis vous êtes venu… Je vous ai remarqué, de loin… Tout de suite, il m’a semblé que je vous connaissais… J’ai compris que vous n’étiez pas comme les autres… que vous aviez de la délicatesse… et c’est ce qui m’a donné le courage… Sans ça, jamais !… C’est la première fois, vous savez, que j’aborde un homme dans la rue… Alors, dites, vous m’emmenez ?

— Où faut-il vous conduire ? demanda M. Charibot d’une voix étouffée.

— Où vous voudrez… répondit la femme. Menez-moi à l’hôtel… Je serai gentille… Vous ne le regretterez pas…

Au seul mot d’hôtel, Anthelme Charibot se sentit chanceler. Dans quel hôtel ?… Et que dirait-il en entrant ?… Comment expliquerait-il qu’il voulait une chambre pour la nuit ?… Comment soutenir le regard d’un garçon ironique, mécontent d’avoir été réveillé ?… Il balbutia :

— Vous ne voulez pas me recevoir chez vous ?

La jeune femme se serra plus étroitement contre lui. Il sentait la douceur du bras frêle, et dans ses veines coulait une chaleur qui le grisait. Il osa jeter sur sa compagne un craintif regard. Elle n’avait pas plus de vingt-cinq ans, et son visage encore frais, menu, irrégulier, mais gracieux, estompé et embelli par le mystère de l’heure, lui parut le plus tendre et le plus chaste sur qui jamais se fussent posés ses yeux. Il se détourna précipitamment, tandis qu’elle avouait :