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beauté féminine, il avait adopté l’une d’entre elles, qui se nommait Lia. Osseuse et languissante, elle n’usait guère de la parole humaine, et elle accomplissait sa besogne avec un inconcevable détachement. Anthelme Charibot n’eût pas voulu cette étreinte machinale, indifférente, tarifée ; il en éprouvait plus d’écœurement que de satisfaction ; et il ne respirait librement qu’une fois ressorti, réintégré dans la masse de ces passants tranquilles pour qui la rue Mazarine était une vieille voie parisienne, populaire, riche en marchands de friture, et non pas, comme pour lui, un paradis redoutable et décevant. Son émotion ne s’apaisait guère que vers le milieu de la rue Saint-André-des-Arts. Il avait hâte d’être rentré, de se dévêtir, de se laver ; et, mélancoliquement, avec son habitude des évaluations précises, il comptait :

— Quinze jours d’attente et de délibération, une demi-heure d’allées et venues, cinq minutes pour me dévêtir, douze pour me rhabiller, huit ou dix pour tout le reste… ce n’est pas beaucoup !

Mais, le lendemain, ses souvenirs épurés s’embellissaient. Il sentait que, la fois suivante, il saurait se faire aimer pour lui-même, qu’il obtiendrait un cri de gratitude surprise, qu’il saisirait la pensée de celle qui pour un moment était à lui, qu’il l’émerveillerait et la conquerrait !… Et il rêvait d’une enfant pure et inconsciente, égarée et douloureuse, qui, sauvée et régénérée par lui, l’aimerait pour sa bonté d’abord, puis pour son génie… puis pour ses baisers !…

Alors, quand il arrivait à la librairie, il annonçait à son collègue Claustre, d’un ton léger de vainqueur blasé :

— J’ai passé quelques instants avec une bien jolie femme, hier soir.

— Ah ! vieux polisson !… faisait Claustre. Petit passionné, va !… On connaît vos goûts et vos habitudes !… Toutes !… Toutes… Il les lui faut toutes !

— Oh ! protestait Charibot. Je ne me fais pas plus séduisant que je ne suis !… Je reconnais que ce