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nement de cette lecture ? Mais la révélation d’Esther, celle d’Athalie, ne m’avaient donné aucune envie de rivaliser, au contraire.

Non. La beauté suprême me tentait, m’appelait, mais jusqu’à un certain point seulement et, à ce point, je me sentais repoussé, bien plus qu’attiré, par le sentiment accru des distances. Cependant quelque dieu propice me guidait pas à pas, et comme par la main, vers le temple et l’autel où n’étaient que de bonnes Muses et celles-ci n’avaient sujet de me rien reprocher. J’étais plein d’elles. Autant que de Mistral, autant même que de Musset, avec une nuance de respect à peine sensible, je m’étais laissé enivrer d’Homère et plus encore de ce Virgile que les horizons provençaux, les travaux et les jours de nos paysans ou de nos marins me rendaient familiers. Mais, par-dessus tout autre, Lucrèce m’habitait. Il m’avait été révélé par celui de mes maîtres auquel je dois le plus, pour ne pas dire tout, M. l’abbé Penon, devenu, lui aussi, l’un des évêques de Pie X. Ses citations, ses commentaires, sa mélancolique et tragique interprétation du Poème de la Nature ont décidé de la prédilection de ma vie pour ce coin de triste forêt dans le champ lumineux des deux antiquités. Je n’ai trouvé que dans Lucrèce un pareil goût d’humanité amère et de force tranquille, un sens si clair de notre rapport avec le destin et avec nous-mêmes :

Tum porro puer ut sævis projectus ab undis
Navita nudus humi jacet, infans, indigus omni
Vitali auxilio, cum primis in luminis oras
Nixibus ex alvo matris natura profudit
Vagituque locum lugubri complet ut æquumst
Cui tantum in vita restet transire malorum

Le morceau m’est resté présent parce qu’un de nos aînés l’avait traduit sous la direction de Monseigneur Penon ; sa version française n’est pas oubliable non plus :