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librairie Marsay, Vitelard et Cie, lorsqu’il abandonnait son rond de cuir, ses factures, ses additions, et ses comptes en parties doubles, enfourchait sans désemparer le cheval volant dont nous parle le vieux Mathurin :

… Il semble, en leurs discours hautains et généreux,
Que le cheval volant n’ait pissé que pour eux !…

Et il édifiait, dans l’ombre et le silence, l’œuvre de toute sa vie : Les Chants de l’Âme Douloureuse, six mille alexandrins, à rimes croisées, portant tous la césure au sixième pied, comme une raie géométrique dans une chevelure pommadée.

Il arrivait auprès de l’église Saint-Germain-des-Prés, lorsqu’une voix jeune, fraîche, pure et transparente comme ce beau soir de mai, vint tout à coup lui caresser le visage.

— Pardon, monsieur, pourriez-vous m’indiquer où se trouve la rue des Saints-Pères ?

M. Charibot recula d’un pas, aussi précipitamment que sous la menace d’un poing, et, bien malgré lui, regarda celle qui lui adressait la parole. C’était une femme de vingt-cinq ans à peine, dont le regard candide et le sourire honnête décelaient une chaste petite provinciale, qui ne demandait de renseignements qu’à des passants visiblement inoffensifs.

M. Charibot sentit son visage s’incendier. Ses yeux brûlants se mirent à papillotter derrière les verres de son lorgnon. L’émotion étrangla sa voix. Il ne pouvait parler à une femme que s’il était séparé d’elle par les barrières de sa cage vitrée, au point qu’il lui était impossible de recommander une lettre ou d’expédier un mandat à un guichet postal qui ne fût pas occupé par un mâle. Il essaya de sourire et rappela à lui ses pensées en déroute. La rue des Saints-Pères ne lui était pas inconnue : il la parcourait quinze fois par semaine. Mais cette question inattendue la faisait fuir dans les lointains d’un Paris confus et tourbillonnant. Il balbutia :