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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

infortune. Je me demandais ce qu’aurait été ma vie, quelles sommes de joies elle m’eût apportées — Émeline et Ninette mises à part — si je n’avais reçu le goût des héritages artistiques. La société où j’avais passé ne semblait obéir qu’aux instincts les plus méprisables ; l’intérêt était à la base de toute action ; la méfiance, l’envie dominaient les collectivités ; la générosité n’était qu’apparente, et malgré tout une forme d’égoïsme.

Je me souvenais d’une phrase de Tornada, un jour que je me plaignais amèrement de la jalousie de mes confrères, après le succès d’un de mes livres :

— L’humanité n’est qu’un ramassis de bêtes de proie… Nous ne commençons à réfléchir que lorsqu’on nous montre une trique !…

Et il ajoutait :

— Mais cela n’aura peut-être qu’un temps. Il surviendra bien quelqu’un… un chirurgien, par exemple… ou un biologiste, qui y mettra bon ordre !…

Que voulait-il dire ? Que méditait-il ?

Mon calcul des heures cadra exactement avec ce que je pus encore recevoir de l’ambiance. J’avais d’abord cru le monde absolument perdu pour mes sens ; mais mon ouïe acquérait à l’entraînement une activité exceptionnelle et, d’autre part, mon cercueil, en dépit du capiton, formait une boîte de résonance accessible à toutes les vibrations. Je perçus ainsi, qu’à huit heures du matin, on ouvrait les fenêtres du salon où je reposais, pour en faire la toilette ; qu’on procéda à l’époussetage de mon vélum ; qu’on referma ensuite les fenêtres et qu’on cassa, ce faisant, ma belle potiche en vieux maroc dressée, à droite, sur un support en bois sculpté. J’aurais voulu ne plus m’en contrarier, puisque j’étais condamné. Les trépassés ne doivent plus tenir aux biens matériels. Certainement. Mais ma contrariété fut si vive et si persistante, qu’elle m’isola de l’arrivée de la famille, des amis, et me laissa la surprise de me sentir, à dix heures exactement, soulevé et cahoté