Page:Les œuvres libres - volume 42, 1924.djvu/300

Cette page a été validée par deux contributeurs.
294
LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

Qui me veilla ? et me veilla-t-on seulement ? Qui vint s’apitoyer devant mon funèbre décor ? Y eût-il des cierges, ou bien mon drap noir se confondit-il avec la nuit ? La Vestale se tordait-elle les mains en mon voisinage ?… et Lucienne ?…

Lucienne, je pouvais aisément prévoir l’usage de sa nuit. Elle accumulait, en dormant, de la résistance pour le lendemain. La journée de parade serait éreintante, avec la toilette de bonne heure, les fards — des fards de deuil, dans la note affligée, mais pas assez pour enlaidir — l’ondulation avant le crêpe ondulé, et puis l’apparition en public, les « merci ! merci ! » à recommencer à l’église, à recommencer au cimetière !… Avant de crier : ouf ! que de représentation, d’ennui, de fatigue !…

Pourtant, au milieu de ma tourmente, un phénomène net, précis, s’imposa. Je le note au point de vue de la curiosité physiologique, pour montrer combien Tornada était, en ses prévisions, un merveilleux calculateur. Une pulsation cardiaque toutes les cinq minutes, m’avait-il affirmé, suffit au ralenti du 222. Et en effet, à chaque espace d’approximativement cinq minutes, j’entendais, maintenant qu’aucun bruit ne m’en détournait, le battement de mon cœur se répercuter à mes tempes. Cela me permit bientôt de joindre bout à bout des parcelles d’éternité, assez exactement pour calculer les heures qui s’écoulaient et prévoir ce qu’il m’en restait encore à passer dans mon appartement.

Vers trois heures du matin, épuisé, je faillis m’endormir. Mais la crainte de perdre le fil des heures me donna la fermeté de me maintenir encore en gésine cérébrale. J’y fus aidé par de puissantes suggestions d’art.

Je revis des tableaux fameux, je réentendis des poèmes magnifiques. Je n’avais plus la force de rien associer pour une création personnelle ; mais les belles images et les belles légendes me ranimaient. Ainsi le poète trouve en lui-même la résistance à son