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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

trous de vrille, qui n’enlève même pas sa casquette en pénétrant dans ma chambre. Quel est ce voyou ?…

Il tire un mètre de sa poche, me mesure des pieds à la tête :

— Ça ira pour la longueur. L’ patron a dit qu’on s’rait là avant la nuit.

Il sort. Il est remplacé par un homuscule blafard, cheveux plats et déteints, gestes mielleux. Je le reconnais. C’est un parasite des lettres. Il y en a beaucoup de son espèce. Ils sont la dîme du succès. Ils vivent d’emprunts, de dettes, ce qui est d’un assez bon rapport. Vaguement épistoliers, glissant leur copie dans des organes de chantage, ils encensent ou salissent, selon la générosité ou le refus. Leur critique n’a aucune espèce de valeur, aucune portée. Mais on flanche devant tout ce qui est écrit sur vous. Très psychologues avec cela, ils prévoient ce qui flattera ou déplaira. Il y en a même qui donnent d’assez justes conseils. Ils émeuvent avec des récits d’infortune, forgés de toutes pièces. On se laisse aller à mettre la main au gousset. Ils y reviennent. Ils ne renoncent qu’après les rebuffades.

Celui-là, j’avais eu la faiblesse de ne pas l’éconduire tout de suite. Je ne m’en étais débarrassé qu’en lui consignant ma porte. Anna avait l’ordre de dire que j’étais sorti. L’ordre ne pouvait plus tenir avec ma mort et Anna pouvait-elle s’imaginer qu’il grapillerait encore sur mon cadavre !…

— Je n’ai pas déjeuné. N’auriez-vous pas quelque chose à me faire prendre, en souvenir de ce que j’ai fait pour lui ?

Rien n’est sacré pour un tapeur… dirait Tornada.

Après lui, une mince silhouette falote, gentille, coquette avec quatre sous. Je cherche d’abord… Mais son front large, sérieux, sous la puissante chevelure blonde, me remémore une scène que me fit un jour Lucienne, aux temps où je croyais à son amour. Je dus, pour dissiper la bruyante jalousie de ma femme, congédier cette dactylo, vraie collaboratrice.