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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

d’une âme frémissant à la splendeur du verbe, à la magnificence de l’idée.

— Maître !… Mon bien-aimé, écoute-moi… et pardonne-moi… on tutoye le Seigneur !… Oh ! je t’ai aimé si humblement !… si à l’écart !… en servante !… en esclave !… toi seul pouvais endormir le souvenir de celui que j’ai perdu pendant la guerre !… toi seul, par ta bonté, ton esprit, ton élévation !… et je t’ai béni !… et je t’ai plaint !… tu sais pourquoi, maintenant que, là-haut, la vérité t’inonde !…

Elle prit ma main.

— Mais ne parlons pas de moi. Je ne compte pas, moi. Il ne peut être question que de Ninette, de notre Ninette… et puisque tes vers, que j’ai consultés, m’ont répondu qu’il ne faut pas que cette enfant soit à l’autre… à l’autre qui l’abandonnerait, la perdrait peut-être… elle sera donc à moi, à moi seule. Et voici ce que je vais faire, Maître. Je vais d’abord l’arracher à cette misérable. Oui, l’arracher, l’enlever, la voler, la cacher !… Je tiens, d’un héritage, dans un coin obscur de Provence, un petit bien. Presque rien : une maison et quelques hectares. Mais ils sont dans la lumière, les pins, les sources et au loin, devant les montagnes bleues !… C’est là que je l’emporte !… c’est là qu’elle change de nom… c’est là qu’elle devient, jusqu’à sa majorité, ma fille !… Ce qu’on dira ?… ah ! qu’importe… Cette femme la recherchera-t-elle, seulement ?… ne la débarrasserai-je pas ?… n’aura-t-elle pas ses vices ?… Alors, Ninette, je l’enlève… Je travaille pour la nourrir… Je bêche la terre !… ô la belle vie, sous ton égide !… Et puis, à vingt ans — j’aurai fait surveiller ses intérêts, n’est-ce pas ; si l’autre veut y toucher, ah ! mon Dieu, qu’elle prenne garde !… et puis, quand Ninette sera ce qu’elle doit être : belle, riche et digne de toi, mon Maître… alors, je me dresse et je crie : « C’est Ninette !… c’est Ninette, cette enfant !… vous ne reconnaissez donc pas la fille d’Étienne Montabert !… » Et les poètes accourront !… les poètes !… et si l’un d’eux,