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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

rait d’impéritie lorsqu’éclaterait le coup de tonnerre de ma reviviscence, il voulut l’en dédommager d’avance, en lui glissant quelques billets de mille. L’autre les refusa, sans s’indigner, toutefois.

Le médecin des morts s’éloignait à peine que Lucienne rentra. Elle était accompagnée de Mme Godsill. Toutes deux présentaient cette physionomie toute particulière, que j’ai tant de fois observée chez les femmes qui sortent de conférer avec leur couturière. Cela n’a rien de semblable aux traces que laisse une visite chez l’amant, qui anime également le visage, mais d’un feu plus concentré. C’est ici l’exaltation, le rayonnement de l’effort créateur, la transfiguration des grandes communions à l’autel de la beauté. Ah ! elles devaient en avoir imaginé, de ces combinaisons de crêpe Georgette et de crêpe nature, et froissé de ces pulpes soyeuses !… Leurs mains en frémissaient encore…

Damnation ! Je ne sus échapper cette fois encore à la séduction de Lucienne. Un rappel violent de ma passion charnelle relégua loin, pour une minute, toute sa laideur morale. Aurais-je plus tard la force de la renier ?…

Tornada leur baisa galamment la main, comme il l’eût fait dans un salon. Puis désignant à Lucienne la poupée :

— Vous voyez que vous êtes déjà remplacée !…

— Je vous en prie, docteur !… s’offensa-t-elle.

Non pas que ces façons gouailleuses devant le corps de son mari l’affligeassent ; mais l’indéchiffrable menace qu’elle sentait en la goguenardise de mon ami la contraignait à l’hypocrisie d’une protestation.

Elle passa sa défiance sur Ninette :

— Que fais-tu ici, toi ?

Et s’emparant brusquement de sa main, elle esquissa une retraite.

Mais Tornada s’interposa :

— Laissez-la donc, cette petite. Elle joue au ma-