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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

à la gravité de ses clients occasionnels. Il fit un pas en arrière.

Mais Tornada reposa Ninette à terre :

— Entrez, mon brave. Vous êtes le contrôleur des refroidis, n’est-ce pas ? Je le jurerais rien qu’à vous voir. Mais expliquez-moi donc pourquoi vous prenez cette bobine d’enterrement ? Vous ne comprenez pas que vous jetez la terreur dans les familles ? Vous devriez vous présenter ici, tout pimpant, tout guilleret. La mort n’est pas si terrible, que diable ! La mort, demandez à mon vieil ami, le poète Étienne Montabert ici présent, s’il ne se sent pas singulièrement délivré !… Que voulez-vous ; on ne peut pas toujours être et avoir été. Son tort fut de s’embarquer trop souvent pour Cythère, à un âge où les voyages fatiguent les centres nerveux. La petite mort — prenez ça pour vous — quand on en abuse, dans l’état où vous êtes, c’est-à-dire sur les boulets, conduit fatalement à la grande. Crac !… une embolie et vous voilà réduit à vous ingurgiter les eaux d’un fleuve que les anciens ont baptisé : Léthé, mais qu’ils auraient dû plus exactement nommer : l’hiver… l’éternel hiver… C’est un jeu de mots…

Et comme son interlocuteur exprimait un ahurissement croissant, il cessa de tirer sur sa barbe et déclara posément :

— Je suis le professeur Tornada.

— Ah !… s’expliqua le médecin des morts, en saluant avec déférence.

Le prestige du chirurgien l’excusait de toutes ses extravagances et les humbles se rangeaient étroitement sous la bannière d’un ardent ennemi des officiels. Aussi, Tornada obtint-il, sans autre examen, sur sa seule déclaration d’embolie, le billet qui régularisait ma situation de décédé.

Mais ce savant, qui eût charcuté l’univers entier par lyrisme scientifique, n’eût pas écrasé une mouche pour le plaisir d’être malfaisant. Prévoyant le préjudice qu’il allait causer à ce funèbre confrère, qu’on accuse-