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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

et amena le tout devant ma tapisserie du xvie siècle. Deux enjambées, surprenantes chez ce podagre, le hissèrent au sommet de son édifice. Il décrocha alors mon précieux tissu, qui n’était maintenu que par quelques anneaux, et une fois redescendu il se l’enroula autour de la poitrine et des reins. Par là-dessus, il réendossa sa redingote. Il prit encore le soin de se bourrer les poches de quelques bibelots précieux ramassés sur ma cheminée. Puis il replaça les meubles, ouvrit les portes et se retira avec la dignité d’un bourgeois bien nourri.

Je vous crois ! il emportait sur son ventre cent cinquante mille francs de tapisserie !

Et je ne pouvais m’élancer sur ses traces, le rattraper, l’étrangler !

Ah ! Jojo !…

CHAPITRE VII

Lucienne ayant fermé la porte de mon cabinet de travail, je n’eus que les échos très affaiblis de ses négociations avec le délégué des Pompes Funèbres. Je pus cependant me convaincre, à des éclats de voix plus perceptibles, qu’elle discutait âprement avec lui ; et si j’affirme aussi que l’âpreté du représentant d’obsèques fut égale à la sienne, c’est que le mercantilisme effréné de ces profiteurs de cadavres est chose notoire et qu’ils disposent, pour pousser à la dépense, d’un appât irrésistible : la vanité. Que n’obtient-on d’une femme dominée par le mal de paraître ! Que n’obtient-on de fleurs, de tentures, de croque-morts et de cierges supplémentaires, en lui faisant valoir doucement que madame une telle fit ceci, que madame une telle fit cela, et que la femme d’un poète, écrivain réputé, ne peut priver son mari ni se passer elle-même d’une tribune où s’exhausseront les orateurs désignés pour célébrer le génie du